Akira MIZUBAYASHI, Une langue venue d'ailleurs, préface de Daniel PENNAC, Gallimard : L'un et l'autre, Paris, janvier 2011 (268 pages).
Voici un récit qui, à la longue, a fini par me séduire, et que je recommande sans hésitation. La collection L'un et l'autre propose, sous sa couverture bleue, le plus souvent le récit de la rencontre entre un auteur et son héros secret : entre portrait et autoportrait. Ici, le héros est la langue française, que le narrateur qualifie de paternelle. Le livre est très joliment articulé moins sur la notion de double que sur celle de l'entre-deux : Akira MIZUBAYASHI ne sera jamais tout à fait Français, mais n'est plus tout à fait Japonais, se situant désormais entre deux langues, entre deux mondes. Pas question d'étrangeté, mais d'étrangéité. Ce qu'il exprime très bien comme il suit :
« Le jour où je me suis emparé de la langue française, j'ai perdu le japonais pour toujours dans sa pureté originelle. Ma langue d'origine a perdu son statut de langue d'origine. J'ai appris à parler comme un étranger dans ma propre langue. Mon errance entre les deux langues a commencé... Je ne suis donc ni japonais ni français. Je ne cesse finalement de me rendre étranger à moi-même dans les deux langues, en allant et en revenant de l'une à l'autre, pour me sentir toujours décalé, hors de place. Mais, justement, c'est de ce lieu écarté que j'accède à la parole; c'est de ce lieu ou plutôt de ce non-lieu que j'exprime tout mon amour du français, tout mon attachement au japonais. »L'auteur propose au lecteur de le suivre dans la découverte puis l'adoption du français dans un parcours en trois étapes -- Tokyo, Montpellier et, enfin, Paris-Tokyo -- qui couvre une quarantaine d'années et est accompagné par la Suzanna des Noces de Mozart et l'oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, qui sont, en quelque sorte les figures tutélaires, de cette longue et perpétuelle initiation.
J'ai été particulièrement touché par les pages où l'auteur explique les difficultés qu'il a rencontrées au contact des deux langues, lesquelles marquent aussi de significatives différences sociales : le rapport que la langue française établit entre soi et autrui n'est pas le même que celui que le japonais marque. L'exemple des expressions appellatives ( « monsieur », « madame », « mon chéri », « ma grande », etc. ) est, pour nous, francophones, assez surprenant :
« On croit que « bonjour » et « merci » relèvent d'un vocabulaire universel accompagnant les gestes fondamentaux de salutation et de gratitude. On se trompe, car ces mots d'apparence simple sont en réalité d'un maniement subtil pour ceux qui sont venus d'ailleurs, en ce sens qu'il est profondément lié à la manière particulière d'être avec autrui qu'implique la langue française. « Bonjour » comme « merci » présupposent un être-ensemble fort différent de celui qui se trouve inscrit dans la langue japonaise. Je me suis vite aperçu q'on ne pouvait pas dire en France « bonjour » et « merci » comme on dirait au Japon « konnichiwa »... et « arigatô ».Si l'auteur s’accommode bien de l'entre-deux, il redoute incessamment le porte à faux.
...
« Je viens d'un pays et surtout d'une langue où, pour établir des relations avec une personne considérée comme un habitant un monde qui n'est pas le vôtre, on s'excuse sans cesse, don demande pardon à tout bout de champ, comme si on devait avant toute chose tempérer la violence inhérente à un tel geste d'amorce relationnelle. Les formules d'excuse remplacent presque celles de remerciement. Les demandes d'amour ne s'énoncent pas; pour dire « Je vous aime » (qui veut dire : « Aimez-moi »), on se contenterait de dire : « Ce soir la lune est belle. »
Très intéressantes aussi les pages sur l'apprentissage de la littérature et de la critique littéraire -- l'auteur a fait Normale Sup. Et celles, plus personnelles, sur la façon dont se vit la dualité linguistique avec sa conjointe et sa fille (et même avec son chien).
Le tout dans un français qui, pour être parfois un peu corseté, ne manque pas d'élégance. En revanche, je trouve moins heureux tels passages « expressifs » où l'auteur tombe dans un style collégien assez convenu, et, ma foi, un peu pompier :
« Le mois de septembre, parfois d'une accablante chaleur, était vite passé. Un jour il y eut un orage terrible. Une pluie diluvienne tomba pendant deux heures. Le ciel zébré et les grondements de tonnerre signalaient le changement de saison. Le calme revenu, un majestueux arc-en-ciel se dessina. C'était un spectacle grandiose... ».Présentation de l'éditeur :
« "Le français, dit Akira Mizubayashi est ma langue paternelle." Voici donc un Japonais qui habite notre langue. Plus, qui la vit. Soit un jeune Japonais des années 70. Accablé par les « maux de langue » que lui inflige son idiome natal, qu’il juge paralysé par le conservatisme, avili par l’injonction consumériste et tétanisé par l’hystérie mimétique des doxas soixante-huitardes, il étouffe. Il se sent immensément seul. Et se tait. Quelque chose en lui aspire à une existence dont les moyens lui manquent. Il lui faut un outil de penser, une méthode pour accéder à ce qui, confusément, se dit en lui, une langue sienne, pour y renaître. Ce sera le français. Et le voici séjournant en France, épousant une Française, à ce point familier de notre langue qu’il ne l’est plus vraiment de la sienne. Presque français et plus tout à fait japonais. Presque français car le français qui se parle ne se laisse jamais tout entier posséder par une oreille née ailleurs, plus tout à fait japonais car ce qui se pense désormais en lui, il doit le traduire en sa langue natale, inadaptée à la structure même de cette pensée. Akira Mizubayashi passe donc sa vie entre ce presque et ce plus tout à fait. Loin d’être un lieu de frustration, cet espace de double « étrangéité » est le terrain d’une permanente recherche de l’exactitude. Ceux qui le connaissent, savent que la question la plus fréquente posée par Akira Mizubayashi, sur ce ton de calme concentration qui le caractérise, est : « Comment dire ? » Question à ne pas prendre pour une quelconque interrogation lexicale ; elle dit l’exigence intellectuelle d’un homme qui a voué sa vie à penser au plus précis pour parler au plus juste. Exigence dont Une langue venue d’ailleurs témoigne fort justement. »
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