« On a tout essayé pour trouver du nouveau : le roman sans histoire, le roman sans personnage, le roman ennuyeux, le roman sans talent, peut-être même le roman sans texte. La bonne volonté fait rage. Peine perdue, on n'est parvenu qu'à créer le roman sans lecteur. C'est un genre connu depuis longtemps ! »On sait, par parenthèse, que ce genre se vend beaucoup. On achète, certes, mais lit-on ?
« Je ne dis pas de mal du roman sans lecteur, il procure à l'auteur le sentiment d'avoir enfin éliminé l'impur profiteur de son œuvre : les mouches ne viennent plus sur son miel. Il s'est isolé dans son île. »Pourtant, on sait aussi combien et comment on en parle, dans les gazettes et sur les ondes, de ces romans. Je vous renvoie là-dessus à l'essai salvateur de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus.
« D'autres y parviennent en faisant ennuyeux comme la vie; du moins la leur [...] . Ayant choisi pour personnage central un être terne, sans grammaire, sans courage, sans humour, sans soif, sans appétit, qui aurait fait plaisir à Pascal sans faire plaisir à Gargantua, ils lui font mener une existence larvaire qu'il passe à s'attendre lui-même dans une espèce de vestibule grisâtre jusqu'à la fin du dernier chapitre où l'on apprend que, tout bien vu, il ne viendra pas. (C'est ce qui soulage : on en avait supporté un pendant trois cents pages, en aurait-on supporté deux ?) Ce qui surprend le lecteur naïf c'est la haute considération dont l'auteur, tout du long, entoure ce personnage [...]. C'est que l'auteur s'est pris pour modèle. Son personnage lui ressemble comme un frère. »Vialatte commet ici une erreur :ce roman ne comporte généralement pas plus de chapitre que de paragraphes. Ni, pour le plus audacieux, de ponctuation.
« Il s'agissait de décourager le lecteur facile. Tous ne le sont pas. J'en connais un qui n'admet que deux auteurs : un Grec dont l'unique manuscrit a disparu en 640 dans l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie, et un Persan du Ier siècle qu'on n'a connu que par ouï-dire, à la faveur d'indiscrétions. »Voici à peu près les prédilections que certains de mes proches plus ou moins distants me prêtent -- on ne prête qu'au riches.
« Quand au français, il estime en gros qu'on ne sait plus le parler depuis 1684; juillet 1684; d'autres disent juin, il consent juillet; ce qui a suivi n'est plus que charabia. Pour des lecteurs si difficiles il faut tout de même qu'on écrive des livres; je connais une crémière du XVe qui prépare un roman qu'on peut lire à l'envers.C'était le 24 octobre 1961. Et de conclure cette chronique, comme chacune de celles-ci, d'un impossible : « Et c'est ainsi qu'Allah est grand. »
Toutes ces formules sont sans avenir; si distingué qu'on soit on se fatigue de l'ennui, de l'absence de talent et des romans de crémière. Je n'en dirai pas autant pour le roman sans texte. " L'avenir, vient de dire un éditeur célèbre, l'avenir est au papier blanc. " »
Alexandre VIALATTE, Chroniques de la Montagne, Vol. 1 (1952-1961) et Vol. 2 (1962-1971), Bouquins, Paris, 2000.
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