Régis DEBRAY, Entretiens d'un été, Desclée de Brouwer, Paris, octobre 2010 (262 pages);
Éloge des frontières, Gallimars, Paris, novembre 2010 (95 pages).
Je viens de connaître un de ces moments d'immense frustration : je ne trouvais pas mon carnet de notes. Je m'en sépare rarement, mais je le soupçonne, s'étant depuis quelques jours senti négligé au profit de l'iPad, d'avoir eu quelques velléités d'autonomie; et me punir par sa disparition de lui avoir préféré une machine. Sans lui, je suis démuni, il est mon garde-mémoire, d'autant plus qu'il ne m'est pas possible d'annoter un livre emprunté à la bibliothèque. Panique générale et branle-bas de combat, il est finalement réapparu en un endroit fort inhabituel. Je respire, et vivement une bonne tasse de thé (ce sera un avongrove blanc).
DEBRAY est une de mes figures de référence chez les penseurs contemporains, et je le suis depuis une trentaine d'années. J'ai été très tôt séduit par la médiologie, cette discipline à laquelle il a donné son nom, et qu'il ne faut pas confondre avec une sociologie des médias.
« La médiologie étudie les voies et moyens de l'efficacité symbolique,soit par quel biais une idée devient idéologie, organisation, modèle de conduite, source d'inspiration. »
En d'autres termes, comment un prédicateur membre d'une secte dissidente du judaïsme devient Christ, comment celui-ci engendre le christianisme, puis comment le christianisme devient chrétienté. Idem pour le marxisme.
DEBRAY est aussi -- et peut-être avant tout -- un très bon écrivain et un philosophe. D'aucuns le qualifieront intellectuel, mais, à la lecture du livre, on constatera qu'il récuse cette appellation. On s'intéressera d'ailleurs à l'échange avec l'historien Pierre NORA sur la notion d'intellectuel et l'idée de pouvoir intellectuel. Et à la typologie que celui-ci dégage : d'abord l'intellectuel
professionnel -- ou, selon DEBRAY,
médiatique --, dont Bernard-Henri LÉVY est le meilleur exemple; ensuite l'intellectuel
sectoriel, celui qui, spécialiste d'un domaine, garde toutefois une vision des enjeux sociaux de sa science; enfin l'intellectuel
généraliste -- notre auteur en serait --, celui qui dans un monde soumis à l'omniprésence de l'information et de l'opinion, tentera d'exercer un jugement « un service public de l'intelligence ». Cela dit, DEBRAY déplore la disparition de « tout ce qui faisait lien entre cette aristocratie démocratique et ceux qui ne font pas métier d'écrire et de lire. »
Ce sont les dialogues entre DEBRAY et les personnalités qu'il a invitées qui font l'intérêt de ce livre, transcription d'une série d'entretiens menés à l'été 2009 sur France Culture. Y sont abordés les principaux sujets qui le passionnent, de la médiologie aux faits religieux -- le dialogue avec Élisabeth BADINTER sur la laïcité vaut qu'on s'y arrête --, de la révolution, et des formes qu'elle prend aujourd'hui, à la mondialisation, le lecteur pouvant ensuite approfondir sa réflexion en lisant ses différents livres.
En complément de lecture, le bref
Éloge des frontières, livre qui reprend le texte d'une conférence donnée en mars 2010 à Tokyo. Il y critique le très consensuel « tout sans frontière », monde « sans dehors ni dedans. » Toujours avec un style qui a du panache, et la phrase qui fait mouche. Que ce soit dans la sphère privée ou l'espace public, vive les limites. C'est emporté, on sourit, mais on ne peut que lui donner raison :
« L'indécence de l'époque ne provient pas d'un excès, mais d'un déficit de frontières. Il n'y a plus de limites à parce qu'il n'y a plus de limites entre. Les affaires publiques et les intérêts privés. Entre le citoyen et l'individu, le nous et le moi-je. Entre l'être et son paraître. Entre la banque et le casino. Entre l'info et la pub. Entre l'école, d'un côté, les croyances et les intérêts de l'autre. Entre l'État et les lobbies. Le vestiaire et la pelouse * . La chambre et le bureau du chef de l'État. Et ainsi de suite. »
Rappelez-vous les derniers journaux que vous avez lus ces derniers jours; cette idée de déficit de frontière n'est-il pas plus que pertinent ?
* Ici, on écrirait « la patinoire ».