Comme on retrouve sur le site consacré à Albert Camus un très bon exposé (Notes de lecture) des principaux thèmes du roman, je me contenterai -- à quoi bon gloser ? de vous y référer, de même qu'au très intéressant commentaire, Le mythe d'Adam, qu'en fait Joseph Jurt.
Le premier homme est bien, en dépit de son caractère autobiographique, une œuvre de fiction -- je rappelle qu'on en a trouvé le manuscrit dans la voiture où, en janvier 1960, Camus a trouvé la mort. Roman inachevé dont la famille n'a autorisé la publication qu'en 1994. Je ne m'explique pas pourquoi je ne l'ai pas lu à cette époque, je me souviens de la très large couverture médiatique, mais déjà, et cela n'a pas changé, et telle est vraisemblablement la cause de mon abstention, je ressentais la plus grande méfiance envers tous les « roman incontournable », « Le Camus à lire » et autres « chef d’œuvre ». Et puis le temps passe... Méfiance qui me place en porte-à-faux, l'objet de mes carnets de lecture n'étant-il pas, témoin mon récent enthousiasme pour Les souvenirs sont au comptoir d'Angelo Rinaldi, de piquer votre intérêt pour tel ou tel livre, ou de vous en dissuader la lecture ? On se veut cicerone littéraire, mais peut-on l'avouer ? Un brin de mauvaise foi, mais comment y échapper ?
Revenons au texte :
J'ai ressenti une très forte impression de luminosité au récit par le narrateur, Jacques Cormery, maintenant au début de la quarantaine, de son retour en Algérie : le soleil de l'Algérie ? Lumineuse également la prose, en dépit de l'inachèvement de l’œuvre. Roman identitaire dirait-on de nos jour -- où il n'y a plus guère que des individus incertains -- que ce texte d'une recherche du père mort alors que le narrateur n'avait que quelques mois et qu'il n'a donc pas connu, élevé dans un monde de femmes : sa mère et sa grand-mère; ainsi, l'homme qui n'a pas connu son père sera-t-il toujours un premier homme (peut-être comme on parle d'un nombre premier ?)
Autre thème : la pauvreté. Celle de la vie quotidienne, certes; mais surtout celle qui est éprouvée sous le regard de l'autre et qui fait naître la honte. Pauvreté dans une société qui ne connaît aucune forme d'aide autre que celle du cadre familial; pauvreté de classe, cela va de soi, et pourtant bien différente pour les colons, Français installés en Algérie, et pour les Algériens « de souche » -- si j'osais un parallèle avec la société québécoise de l'entre-deux guerres, j'opposerais la différence de perception de la pauvreté pour les Anglais et les Canadiens, les premiers étant globalement perçus par les seconds comme dominants, alors que, au sein de chaque groupe, il y avait des classes laborieuses ou misérables : la pauvreté de Griffin Town n'étant pas, en réalité, très différente de celle du Faubourg à la m'lasse. Mais s'il y a la honte, il y a aussi une sorte dignité de la pauvreté, qu'il m'est difficile de définir, mais que Camus peint très bien : celle de travailler dur, très dur, pour échapper à la misère, celle de la solidarité à l'intérieur de la famille.
C'est d'ailleurs le même thème de la pauvreté, puisque l'on donne dans le parallèle, qui forme la « basse continue » du roman Les souvenirs sont au comptoir, bien que le traitement en soit différent, plus intériorisé chez Rinaldi, plus existentiel ou social chez Camus. Une constante : la honte de la honte; chez l'un et l'autre des narrateurs, ce sentiment à deux coups, la honte éprouvée face au regard jeté sur sa propre pauvreté -- comme une nudité obscène --, puis celle, plus douloureuse encore, empreinte de culpabilité, d'avoir honte d'un des siens, en l'instance leur mère : sentiment qui, bien plus que l'âge, les fait entrer dans la condition humaine.
Quatrième de couverture de la première édition :
« En somme, je vais parler de ceux que j’aimais », écrit Albert Camus dans une note pour LE PREMIER HOMME. Le projet de ce roman auquel il travaillait au moment de sa mort était ambitieux. Il avait dit un jour que les écrivains « gardent l’espoir de retrouver les secrets d’un art universel qui, à force d’humilité et de maîtrise, ressusciterait enfin les personnages dans leur chair et dans leur durée ».Pour commencer, il avait jeté les bases de ce qui serait le récit de l’enfance de son « premier homme ». Cette rédaction initiale a un caractère autobiographique qui aurait sûrement disparu dans la version définitive du roman. Mais c’est justement ce côté autobiographique qui est précieux aujourd’hui. Camus y rapporte, avec mille détails inconnus, la naissance dans l’Est sauvage de l’Algérie. L’absence du père, tué dès le début de la Première Guerre, de sorte que le fils sera « le premier homme ». Les jours de l’enfance à Belcourt, le « quartier pauvre » d’Alger, dans un milieu démuni, illettré. Les joies des humbles. L’école, l’intervention miraculeuse de l’instituteur pour que l’enfant poursuive ses études, tout un petit monde, tantôt drôle et chaleureux, tantôt cruel, et des personnages faits d’amour, comme sa mère, toujours silencieuse. Ces tableaux ne forment pas seulement une histoire colorée, mais aussi une confession qui bouleverse.Après avoir lu ces pages, on voit apparaître les racines de ce qui fera la personnalité de Camus, sa sensibilité, la genèse de sa pensée, les raisons de son engagement. Pourquoi, toute sa vie, il aura voulu parler au nom de ceux à qui la pensée est refusée.
« La mémoire des pauvres déjà est moins nourrie que celle des riches, elle a moins de repères dans l'espace puisqu'ils quittent rarement le lieu où ils vivent, moins de repères aussi dans le temps d'une vie uniforme et grise. Bien sûr, il y a la mémoire du cœur dont on dit qu'elle est la plus sûre, mais le cœur s'use à la peine et au travail, il oublie plus vite sous le poids des fatigues. »
« Le temps perdu ne se retrouve que chez les riches. Pour les pauvres il marque seulement les traces vagues du chemin de la mort. Et puis pour bien supporter il ne faut pas trop se souvenir... »
« Car lui-même croyait vivre, il s'était édifié seul, il connaissait sa force, son énergie, il faisait face et se tenait en mains. Mais dans le vertige étrange où il était en ce moment, cette statue que tout homme finit par ériger et durcir au feu des années pour s'y couler et y attendre l'effritement dernier se fendillait rapidement, s'écroulait déjà. »
« Et sans doute ce qu'ils aimaient si passionnément en [l'école] , c'est ce qu'ils ne trouvaient pas chez eux, ou la pauvreté et l'ignorance rendaient la vie plus dure, plus morne, comme refermée sur elle-même; la misère est une forteresse sans pont-levis. »
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