En ce temps-là, entre naguère et jadis, c'était à la radio que je bavardais des livres que j'aimais (ou que je n'aimais pas). Je transcrivais mes notes, après les avoir étoffées, puis les versait dans ce qu'on appelait alors un webzine. Temps révolus. La lecture du dernier Modiano m'a poussé à retrouvé ce que j'avais dit de ses ouvrages précédents. À l'époque j'avais tendance à jumeler les titres :
Faisons usage de la métaphore culinaire et, les mots à la bouche, attaquons ce repas, avec en hors d'oeuvre, les récits vagabonds de Jacques RÉDA et, comme plat de résistance (période chère à l'auteur pour qui le connaît) le plus récent roman de Patrick MODIANO.
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Jacques RÉDA, Accidents de la circulation, Gallimard, Paris, 2001 (180 pages)
On peut aborder un lieu le nez dans le Michelin, le Bleu ou quelque autre Fodor et l'œil sur l'objectif et ressentir, là où on l'indique l'étoile dans une prose plate et sin gas, l'émerveillement devant tel site ou monument : c'est ainsi que se fait le tourisme. Pas le voyage, ni la promenade.
Il est, selon moi, préférable de le découvrir avec un ouvrage semblable à celui-ci, rédigé par un promeneur à la longue vocation qui, par la suavité et l'humour qu'il instille à chacune de ses pages, vous mettra l'eau à l'œil de joie et de hâte d'y être déjà, même si vous n'y allez jamais.
Il n'est pas interdit de prendre ce recueil avec soi et, quittant les quartiers trop bien famés, d'arpenter des rues moins glorieuses, mais de celles où l'on vit, que ce soit un garagiste qui juge depuis le bar d'en face si le client vaut le dérangement, un pêcheur qui taquine le temps ou la bourgeoise qui chanelise toute la rue : voilà le vrai dépaysement.
On pourra, comme je l'ai fait pour les expéditions parisiennes, accompagner l'auteur un plan de la ville et un crayon en main : c'est comme si j'avais été un passager clandestin, mieux, un petit oiseau voletant avec discrétion au-dessus de son épaule.
Par ailleurs, on y apprendra comment faire discrètement la table-ronde buissonnière, ce qui dans la capitale nationale peut, appliqué aux innombrables séminaires, retraites et autres colloques, nous sauver sinon la vie, du moins un temps précieux.
Une phrase, sorte de maxime séparée en quatre segments, introduit pour le premier les récits de Paris ; le deuxième, les récits de la banlieue ; le troisième, ceux de l'Île-de-France ; et le quatrième, ceux de Lisbonne, de Lausanne, de Madrid et de San G. en Italie.
Quand on sent que le temps va tourner à l'orage,... Il vaut mieux s'aviser de prendre un peu de champ,
Puis reprendre la route, en roulant, en marchant,... En se laissant porter au loin comme un nuage.
Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter bon voyage, c'est à dire : bonne lecture.
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Patrick MODIANO, La petite Bijou, Gallimard, Paris, 2001 (154 pages)
Nous sommes en 1967. La dame dans la cinquantaine porte un manteau jaune quand elle passe à la station Châtelet et que vous, Thérèse Cardères, que l'on appelait quand vous aviez sept ans « la Petite Bijou », l'apercevez, dans la foule. Jaune, mais la couleur comme fanée.
Vous la suivez, c'est si facile de suivre quelqu'un dans le métro à Paris, dans la foule. Car il s'agit peut-être de votre mère, que vous croyiez morte. Il n'y a pas si longtemps, une douzaine d'années peut-être, bref : toute une vie.
Elle habite, près de Vincennes, une banlieue pauvre et triste, s'arrête au café le temps d'un kir, on la surnomme « Trompe-la-mort », autrefois on la surnommait « la Boche » quelle ironie pour vous qui la croyiez morte au Maroc. Il y a si longtemps, une douzaine d'années peut-être. Il est loin le temps du Bois de Boulogne de votre enfance, le grand appartement vide de la rue de Malakoff et puis le petit chien, un caniche noir, qui s'y est perdu quand elle l'a promené.
Un chien. Un caniche noir. Dès le début, il a dormi dans ma chambre. Ma mère ne s'occupait jamais de lui, et d'ailleurs, quand j'y pense aujourd'hui, elle aurait été incapable de s'occuper d'un chien, pas plus que d'un enfant. [...] Dans ma chambre j'avais peur d'éteindre la lumière. J'avais perdu l'habitude d'être seule, la nuit, depuis que ce chien dormait avec moi. [...] Ce jour-là, ma mère est allée à une soirée et je me souviens encore de la robe qu'elle portait avant de partir. Une robe bleue avec un voile. Cette robe est longtemps revenue dans mes cauchemars et toujours un squelette la portait. [...] J'ai laissé la lumière toute la nuit et les autres nuits. La peur ne m'a plus quittée. Je me disais qu'après le chien viendrait mon tour.
En 1967, seule à Paris, à presque vingt ans, vivant de petits travaux à mi-temps, vous voilà confrontée à un passé dérobé, que vous pensiez enterré au Maroc.
Dérobé, ce passé ? Alors que vous vivez dans le même hôtel, près de la place Blanche où votre mère a vécu un temps, avant d'être connue sous le nom de comtesse Sonia O'Dauyé, elle qui s'appelait Sonia ou Suzanne Cardères, et maintenant Mme Boré. Cet hôtel se trouve d'ailleurs dans la même rue qu'un club de nuit, Le Néant, où elle aurait dansé, votre mère, dans une revue obscure, avant de disparaître ?
D'autres personnages évanescents, les Valadier, Véra et Michel et leur petite fille - oui, une petite fille en dissimule une autre, toujours le passé qui revient comme si... -, la grande maison vide au 70 du boulevard Maurice-Barrès, qui longe le Bois de Boulogne.
Dans le Paris de votre dépression, un regard se pose sur vous ; sans rien vous demander en retour, quelqu'un vous aide, vous écoute, s'inquiète de votre santé et met sa main douce sur votre front pour que vous dormiez, là ,sur votre lit, du côté de l'ombre. Pourtant, ces médicaments qu'on vous a procurés vous les avalez un soir, vous la Petite Bijou, pour vous défaire de ce passé obsédant et toujours élusif, mais vous vous réveillerez néanmoins, parce que, tout compte fait, le caniche noir ne s'est sans doute pas perdu.
Il y a les lieux chez Modiano, un Paris sans couleur sur quoi tranche le jaune d'un manteau usé, mais il aussi le temps, le détail d'une époque : les biscuits Lefèvre-Utile, les annuaires du téléphone, le pneumatique, le métro, le Réseau ; un voyage dans le temps (celui de ma jeunesse, rappelez-vous gens d'ici l'exposition universelle de 1967).
C'est ainsi, votre malheur finira bien par finir, mais, pour nous, pas le plaisir de lire et de relire votre histoire, la Petite Bijou.
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