Roger Grenier, Regardez la neige qui tombe - Impressions de Tchékhov, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, 1992 (244 pages).
Je poursuis sans discontinuer, les deux recueils demeurant sur ma table de nuit (celle de droite), la lecture des récits de Tchékhov, entreprise à la fin de l'année, qui ont, à leur manière, adouci les longues journées où une contrariante succession de rhumes m'a contraint à rester chez moi. C'est que l'on a le luxe, comme certains pour leurs résidences, d'avoir des lectures principales et des lectures secondaires, que l'on visite de temps à autres, ou, comme en l'espèce, en tant que de besoin, tant je ne suis pas éloigné de croire que ces récits constituent aussi bien que le bouillon de poulet un viatique favorable à la prompte guérison de coryza.Une clarification s'impose sur le titre, ce n'est pas la phrase romantique que l'on pourrait croire, en fait, tirée de la pièce Les Trois Soeurs, elle ironise, avec un certain pessimisme, sur le « sens » de la vie : « Le sens ?... Tenez, regardez la neige qui tombe, quel sens ça a-t-il ? » Et Grenier conclut, lui-même très tchékhovien : « Dans les siècles à futurs, il sera toujours aussi difficile de mourir, sinon de vivre. Et la vie restera tout aussi incompréhensible. »
Davantage qu'une biographie, les brefs, mais très bien documentés, chapitres de Grenier, sont autant d'instantanés tirés pour l'essentiel de citations des œuvres de Tchékhov et de sa correspondance ou encore de souvenirs des personnalités -- auteurs, metteurs en scène, comédiens -- qui l'ont connu et sont très révélateurs de son caractère et de sur son idée de l'écriture :
« Les nouvelles, les romans, sont une chose paisible et sacrée. La forme narrative est une épouse légitime, le théâtre une amante sophistiquée, tapageuse, insolente, épuisante... La médecine est ma femme légitime et la littérature ma maîtresse. Quand l'une m'ennuie, je couche chez l'autre. »
« Il faut montrer la vie non telle qu'elle est, ni telle qu'elle doit être, mais telle qu'elle doit nous apparaît en rêve. » La MouetteGrenier résume ainsi la dramaturgie de Tchékhov :
« La moindre de ses créatures se débat entre l'impossible, l'à quoi bon, le trop tard. Lorsqu'ils ont constaté la vanité de la philosophie, les personnages se remettent à parler de n'importe quoi. La construction des pièces est invisible. Ce théâtre est sans action, ou tout au moins sans péripéties. Il semble fait de l'heure qui passe, de choses tues, d'un peu de musique. Parfois un coup de pistolet vient briser le silence. Ce n'est pas un dénouement. [...]
Chaque instant semble raté. Leur succession laisse un dégoût d'inaccompli qui est le vrai sujet. Aussi ce théâtre donne-t-il plus qu'un autre l'impression du temps qui s'écoule. On sait que rien ne va changer, que tout va se répéter. Éternellement, on parlera de l'avenir sans y croire, après avoir pleuré sur le passé. »
Paradoxalement, Tchékhov, qui n'était pas dépourvu d'humour, a toujours eu l'impression que son théâtre donnait davantage du côté de la farce que de la tragédie, avis qui a entraîné de vives discussions avec ses metteurs en scène : « Il donne des cauchemars aux dramaturges et aux metteurs en scène parce que, chez lui, la limite entre le grave et le léger, le comique et le tragique, est imperceptible. » Grenier recourt à une comparaison qui en surprendra plus d'un : il affirme que c'est dans le cinéma de Woody Allen (je rappelle que le livre date de 1992, période de la maturité du cinéaste...) qu'on trouve l'atmosphère la plus proche de celle de Tchékhov : « Il tourne en dérision les modes, les manies, la sottise de la société contemporaine. Mais, au cœur de ce monde qu'on n'a pas envie de sauver, et bien que partageant la même vie idiote, un être, incarné en général par Mia Farrow, se débat dans l'angoisse et on cesse de rire. »
Ultime citation pour clore cet article, du romancier italien Elio Vittorini, tirée de son Journal en public (1957) :
« Il y a toujours eu un Tchékhov, aux grands moments de l'une littérature, quelqu'un qui renonce au roman et à toute forme de représentation ou d'interprétation (explicite) de son époque, pour toucher jusqu'au fond les âmes isolées des vaincus de son temps, isolées par le désarroi et la tempête. »
Pour l'heure, c'est la pluie qu'on peut regarder tomber sur Montréal...
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