mercredi 28 mars 2012

L'indélicatesse du cosmos

Éric LEQUIEN ESPOSTI, L'indélicatesse du cosmos, Numeriklivres, janvier 2012 (544kb format ePub).
Rencontre fortuite, grâce à Twitter, de cet auteur, qui s'est abonné à ma page, et, visite faite de son blog, lu l'incipit offert gratuitement en ligne,  décidé à lire mon premier roman de science-fiction depuis, je crois, un Barjavel dans les années soixante-dix, je l'ai, en quelques clics, installé dans ma liseuse.

Mes récentes lectures, et la rédaction des articles les commentant, m'ayant mené dans le monde sérieux et rigoureux de la philosophie et de l'économie, je crois qu'un changement de genre s'imposait. Et ludique. Comme je pars demain à l'aube en direction de la côte du Maine, pourquoi pas une petite escapade littéraire dans un genre que je ne fréquente pas beaucoup. Mais n'ayez crainte, le Rinaldi est toujours en cours et, avec quelques autres titres, m'accompagnera; donc d'autres longues phrases vous guettent..

Présentation :
« Terre-Zéro, année 9k? du 6e Cycle après Ô²

» Des millénaires d'une paix furieuse avaient plongé la terre dans un calme effrayant... Jour et nuit, des hommes et des femmes s'assuraient du bon fonctionnement de la machine sociétale, tandis que d'autres s'acquittaient du sabotage prévu au contrat. Entre deux Crush-parties, les plus zélés travaillaient l'hypocrisie. Les meilleurs éléments finissaient au gouvernement. Maitre Moya devait ainsi son élection à avoir promis d'endiguer la sclérose planétaire, la démographie galopante et l'inquiétante diminution de la misère. Son idée ? Trouver l'ennemi extra-terrestre porteur du chaos idéal ! Ensemble, ils vaincraient la pâle fatalité d'un horizon sans vague... N'en déplaise à L'INDÉLICATESSE DU COSMOS ! »


Page web : Éric Lequien Espoti
Jean-Claude MICHÉA, Le complexe d'Orphée - La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès, Climats, Paris, octobre 2011 (357 pages).
Dans la foulée de l'essai de Dany-Robert Dufour, je vous recommande celui de Jean-Claude Michéa. Cet ouvrage est la version remaniée d'un entretien, sous forme de dix questions et autant de réponses, avec un professeur du département de sociologie et d'anthropologie de l'université d'Ottawa et consacré, pour l'essentiel, au concept d' « anarchisme tory » cher à George Orwell ainsi, dans la foulée, qu'à la notion de common decency -- décence commune, équivalent qui ne me plait guère, lui préférant « bon sens » proposé par Dufour.

 Essai « scintillant » selon l'éditeur, certes, mais qui demande à son lecteur un surcroît d'effort et de patience. Si, en effet, la démonstration brille, sa formulation tend à obscurcir. Le travers de Michéa est une phrase longue et compliquée, coupée de nombreuses parenthèses et incises, et même d'incises dans les parenthèses... De plus, chaque chapitre est suivi « par un buissonnement de notes et de "scolies" de nature à décourager tout lecteur normal. » Il est certes intéressant d'échapper aux limites « d'une écriture purement linéaire », le lecteur étant averti qu'il peut lire les chapitres en entier avant de se reporter aux notes, mais cette technique, ainsi que la phrase spaghetti, desservent l'auteur. Cette phrase convient au roman, et vous savez comment je chéris celle de Rinaldi notamment, mais pas à l'essai. En un mot, je reprocherais à Michéa de s'écouter parler, un peu comme s'il était à la radio, mais de bien peu penser au lecteur. Pour emporter l'adhésion, ne faut-il pas séduire ?

Voir aussi :
L'empire du moindre mal,  
La culture du narcissisme - La vie américaine à un âge de déclin des espérances
La double pensée, retour sur la question libérale

Présentation :
« Semblable au pauvre Orphée, le nouvel Adam libéral est condamné à gravir le sentier escarpé du "Progrès" sans jamais pouvoir s'autoriser le moindre regard en arrière. Voudrait-il enfreindre ce tabou - "c'était mieux avant" - qu'il se verrait automatiquement relégué au rang de Beauf, d'extrémiste, de réactionnaire, tant les valeurs des gens ordinaires sont condamnées à n'être plus que l'expression d'un impardonnable "populisme".

» C'est que Gauche et Droite ont rallié le mythe originel de la pensée capitaliste : cette anthropologie noire qui fait de l'homme un égoïste par nature. La première tient tout jugement moral pour une discrimination potentielle, la seconde pour l'expression d'une préférence strictement privée. Fort de cette impossible limite, le capitalisme prospère, faisant spectacle des critiques censées le remettre en cause. Comment s'est opérée cette, double césure morale et politique ? Comment la gauche a-t-elle abandonné l'ambition d'une société décente qui était celle des premiers socialistes ? En un mot, comment le loup libéral est-il entré dans la bergerie socialiste ? Voici quelques-unes des questions qu'explore Jean-Claude Michéa dans cet essai scintillant, nourri d'histoire, d'anthropologie et de philosophie. »

mardi 27 mars 2012

Dany-Robert DUFOUR, L'individu qui vient ... après le libéralisme. Denoël, Paris, octobre 2011 (388 pages).

Voici un essai dont la lecture m'a permis de mieux comprendre certains aspects des grands enjeux économiques de l'heure. À la jonction de la philosophie et de l'économie, il dresse un bilan, assez sombre il est vrai, du monde occidental et de ce qu'on pourrait appeler la civilisation ultra-libérale. À la différence de beaucoup d'autres essais qui, à première vue, semblent de la même eau, critiquant mondialisation et globalisation, mais dont l'analyse demeure trop souvent superficielle, il n'hésite pas à recourir à l'histoire pour cerner la notion de postmodernité.

La richesse de l'ouvrage fait qu'il m'est difficile d'en résumer l'articulation dans l'espace assez restreint des articles de ce blog, aussi vous recommanderai-je d'écouter, en guise d'introduction, l'émission Les nouveaux chemins de la connaissance au cours de laquelle Dany-Robert Dufour s'entretient avec Philippe Petit. Ne vous méprenez pas, la lecture n'est pas ardue, facilitée par une structure très bien définie ainsi que par un style clair et direct. Ce n'est certes pas dans les gazettes que vous trouverez une pensée qui s'attaque si clairement à la doxa du « tout à l'économie », à la resucée des antiennes quasi-incantatoires sur le déficit, la dette, la réduction des dépenses publiques et l'obsolescence de l'État dit providence et au célèbre slogan « There's no alternative » hérité de Margaret Thatcher. Ni altermondialiste, ni néo-réac, il critique autant la droite que la gauche et, ce qui est rare -- et audacieux -- pour un ouvrage de philosophie se penche, une fois le bilan dressé, sur un « que faire ? » en vue de réaliser son « projet humaniste visant à produire un individu enfin réalisé comme personnalité apte au gouvernement de soi, soucieux de l'autre et conscient de sa place relative dans l'univers. Bref, un individu enfin sympathique. »

Car telle est sa thèse de départ : nous ne vivons pas une époque individualiste pour la simple et bonne raison que l'individu n'a encore jamais existé (je précise que l'étude vise essentiellement le monde occidental, encore que, par l'effet de la mondialisation, celui-ci est parvenu à influencer sinon affecter les autres mondes -- Orient, Asie et Afrique notamment). Car il faut se garder de confondre l'individualisme avec l'égoïsme grégaire caractéristique de notre époque que nous devons au self love d'Adam Smith et au libéralisme. Et pas plus d'individu dans les deux totalitarismes du siècle dernier : « dissous dans les foules acclamant le Duce ou le Führer ou ... prié de se taire en attendant les lendemains enchantés promis par le bolchevisme. »

Un mot sur la postmodernité : apparue au tournant des années 1980, elle serait en quelque sorte le fruit d'une guerre de religion inédite entre d'une part « l'ancien régime du Père avec ses commandements répressifs » né de la fusion -- ceci peut sembler paradoxal, mais suivez l'auteur -- entre les deux grands récits fondateurs que sont le Monothéisme et le Logos -- en un mot la pensée héritée des Grecs, notamment de Platon (chacun sait qu'il faut se méfier de leurs présents...) et, d'autre part, « le nouveau régime du Fils avec ses injonctions à la jouissance par le Marché. Au passage, l'auteur insiste sur une distinction que bien peu font : les Lumières du XVIIIe siècle sont double, voire opposées : d'un côté les allemandes (Aufklärung), de l'autre les anglaises (Enlightment) -- avec deux frères ennemis, Kant et Smith. L'auteur dessine comment la « nouvelle religion du Marché » est, sur plusieurs siècles, à renverser les deux récits, en en pervertissant parfois le discours, et a réussi a s'imposer comme la seule et vraie religion : voilà où nous en sommes.

Cette analyse historique posée, l'auteur se penchera sur l'évolution et les caractéristiques de la religion du Divin marché, ce qui constitue le corps de son essai, avant d'en arriver, au delà de son « Que faire ? » à une annexe où sont formulées « Trente mesures d'urgence pour créer le milieu offrant à chacun quelques chances de se réaliser comme individu ». En cours de route, on trouvera la majorité des grands penseurs libéraux ou proto-libéraux des siècles derniers, côté libéralisme, Pascal, Nicole, Bayle, Mandeville et Smith, mais aussi, on s'en étonnera, le marquis de Sade...

Voilà une esquisse bien sommaire de ce très riche -- et enrichissant -- essai de Dany-Robert Dufour. J'espère seulement qu'elle aura réussi à piquer votre curiosité et à passer à l'acte; tombant dans le cliché, je dirais que l'effort de le lire sera récompensé par l'éclairage qu'il apporte sur notre monde. Les sceptiques de la religion ont leurs auteurs, athées ou agnostiques, voici que ceux du Divin Marché disposent maintenant d'un ouvrage de référence pour nourrir leur pensée.


Présentation :
« Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle...
» Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. Une fois déjà, lors de la Renaissance, la civilisation occidentale a su se dépasser en mobilisant ses deux grands récits fondateurs : le monothéisme venu de Jérusalem et le Logos et la raison philosophique venus d'Athènes. Pour sortir de la crise, il convient aujourd'hui de reprendre cet élan humaniste. Ce qui implique de dépoussiérer, réactualiser et laïciser ces grands récits.
» L'auteur propose donc de faire advenir un individu qui, rejetant les comportements grégaires sans pour autant adopter une attitude égoïste, deviendrait enfin "sympathique" c'est-à-dire libre et ouvert à l'autre. Une utopie de plus ? Plutôt une façon souhaitable mais aussi réalisable, face à la crise actuelle, de se diriger vers une nouvelle Renaissance, qui tiendrait les promesses oubliées de la première. »


Page de l'émission Vers une renaissance de l'humanisme in Les nouveaux chemins de la connaissance, France Culture, 4 novembre 2011.

dimanche 25 mars 2012

Rêverie de Gauche

Régis DEBRAY, Rêverie de gauche, Flammarion, Paris, mars 2012 (102 pages).

Je suis depuis un bon moment assez Debray, si j'ose dire, au moins depuis ses ouvrages sur la médiologie, en passant par ses ouvrages sur dieu et le religieux. C'est une intelligence portée par un style. Tout l'opposé, par exemple, d'un BHL tout bruit et fureur, mais que du vent.

Campagne électorale pour la présidentielle en France, dans un autre registre que le pastiche de Patrick Rambaud, et en attendant, j'y arrive (oui, il est vrai, je procrastine), le commentaire de l'important essai de Dany-Robert Dufour sur L'individu qui vient... après le libéralisme, ce bref texte dont je vous donne ici l'incipit. Style, je vous dis. À méditer à l'heure où, ici, le Nouveau Parti démocratique semble, par l'élection de Thomas Mulcair, hier, embrasser la gauche libérale.

Un style, vous dis-je : jugez-en vous-même à la lecture de l'incipit :

 
« Les urnes sont des boîtes à double fond, électoral et funéraire : elles recueillent, avec un léger décalage, nos rêves et nos cendres. Quand les rêves d’une génération tombent en cendres, en arrive une autre pour ranimer la flamme. Cela est bel et bon. Aussi la liesse sera-t-elle du meilleur aloi, place de la Bastille, quand un autre « on a gagné » envahira grands et petits écrans. Un joli mai, en République, cela se fête, après cinq années où la vulgarité friquée nous aura tant fait honte. Le refus de l’humiliation par tous les moyens, légaux y compris, fait partie des droits de l’homme et du citoyen. Un blouson doré de Neuilly dans le fauteuil du général de Gaulle, c’était plus qu’une faute de goût, une atteinte à ce minimum d’estime de soi dont a besoin un républicain du rang pour ne pas baisser les yeux devant son voisin de palier. »

jeudi 22 mars 2012

Philosopher avec Rohmer

Comme plusieurs, sans doute, je ne suis pas venu facilement au cinéma d'Éric Rohmer. J'entends encore et toujours les sarcasmes de tels de mes amis de collège pour qui Ma nuit chez Maude constituait, avec L'année dernière à Marienbad, le sommet de ce qui est insupportable dans le cinéma français des années soixante, voire du cinéma en son entier depuis ses débuts. Et constitue toujours. Nous étions adolescents, et bien sots, je crois. Puis j'ai eu la chance de tomber sur un groupe de cinéphiles qui, chose fort utile en l'espèce, m'ont ouvert les yeux sur le cinéma. Ce fut alors Le genou de Claire (un des tout premiers films de Fabrice Luchini).

C'est donc avec beaucoup de plaisir que j'écoute cette semaine la série que Les nouveux chemins de la connaissance consacre à Rohmer.







lundi 19 mars 2012

Pastiche

Patrick RAMBAUD, Cinquième chronique du règne de Nicolas Ier, Grasset, Paris, janvier 2012 (200 pages).

Pour être en Rinaldi, l'on n'en est pas moins, le premier soleil de printemps ? volage, on se croirait presque, nul ne pouvant plus se plaindre des neiges quasi-éternelles du Plateau, à la campagne, et comme la France y est, officiellement depuis hier, entrée, en campagne, l'on n'hésite pas, la dame de la bibliothèque y ayant mis du sien, à faire une brève mais fort distrayante excursion du côté du petit duc de Saint-Simon qui aurait, ramené d'outre-tombe par Patrick Rambaud, franchi les siècles et nous ferait la chronique de la cour du pipole des pipoles, le glorieux souverain du Sarkoland (ou ne serait-ce pas, plutôt, la Sarkozie ?).

On ne les connaît pas tous, nous de la lointaine Nouvelle-France, et si négligée, merci Voltaire, ces ducs et baronnes de la cour et de l'Empire -- mais vous reconnaîtrez le grantintellectuel, M. de Béhachel, vicomte de Saint-Germain, lequel s'en alla sauver la Lybie --, mais qu'importe on s'en régale.

Témoin, ce premier paragraphe, qui vous campe le (triste) sire.
« Le prince changeait souvent d'opinion car il n'en possédait point en propre; par cela, qu'il appelait le pragmatisme pour se dédouaner d'une pareille absence, il désarçonnait le peuple comme ses courtisans. Notre Verbeux Leader tonnait le lundi contre une finance qu'il dépensait le mardi à des futilités, et il oscillait sans souci entre les extrémités de la gauche et de la droite. Les faits divers des gazettes, sur quoi il aimait à se modeler, lui apportaient sa moisson quotidienne de mesures à prendre sans réfléchir, les larmoiements faciles, des discours sans suite. Il naviguait dans le courant des circonstances, par nature changeantes, ce qui le rendait moderne puisque l'époque avait perdu toute mémoire, tout horizon, toute vérité, et qu'on n'y vivait plus qu'une série d'instants qui se détruisaient. »
 Présentation de l'éditeur :
« L’année qui court du merveilleux texte de Grenoble jusqu’à la chute fracassante de l’Archiduc de Washington marque-t-elle un règne nouveau ?

» La précédente chronique nous laissait sur le feu d’artifice de l’affaire Woerth-Bettencourt. Que de passions ! Que d’influence ! Mais l’ancien perce sous le nouveau, et les mallettes de billets circulent toujours, sans étouffer la crise économique.

» Face aux menaces, le Prince de l’Elysée est serein. Il fait la leçon au marquis de Matignon, un cours de macro-économie à la pauvre Angela, et emprunte quelques drônes à son ami Obama. Moraliste ici, conseiller occulte là, taiseux et sincère, le Monarque nouveau genre décide même de libérer la Libye. Bref, préparer l’avenir partout sauf ici, car le chômage guette, et les juges travaillent : l’enfant de 2012 fera-t-il oublier les jacqueries ?

» Les années passent, Patrick Rambaud reste, ainsi que son monarque préféré. La légende officielle, les tableaux dorés, les communications princières ne sont pas pour lui. Il poursuit sa cruelle et désopilante chronique, dressant ainsi le véritable tableau du règne... Et de sa fin. »

L'effet Rinaldi

Je vois, ces-jours-ci le monde d'une bien étrange manière, par quel sortilège, quel envoutement, au parc, dans la rue, au concert même, où l'esprit flotte autant que l'attention de l'analyste s'il est de tendance freudienne, des phrases surgissent où que mon regard se pose et se composent, telle la phrase rinaldienne, en autant de méandres, s'amplifiant d'incises, de relatives et me procurent un enchantement aussi réel qu'éphémère, mystérieux effet d'un printemps à l'arrivée violente. Même la tasse de thé me fait rinaldivaguer...

De lui, quelques citations :

« Dans les miroirs, pour soi-même, on ne voit sans doute que ce que l'on espère. »

« ...  après tout nous passons notre vie à nous raconter notre vie, car nous n'avons rien d'autre à nous dire. »

« Quel souvenir conserve-t-on jamais du plaisir, serait-ce le premier... Se rappelle-t-on le verre d'eau avalé sous l'empire de la soif  ? »

« Sa mort [à la chienne Mosca], au bout d'un mois de soins d'une inutilité qui traduisait surtout son propre égoïsme, lui pesait encore par intermittence, bien qu'elle l'eût délivré de beaucoup de contraintes, comme la mort de toute personne ayant partagé notre intimité, ou une rupture nous ballotte, dans un mouvement de ressac entre le chagrin de la perte et une impression de soulagement : qui nous abandonne, nous libère aussi. »
 On le voit, l'amour, y compris de soi, n'est pas chose simple pour l'académicien corse, teinté de mélancolie, et l'on se surprend à lui donner raison quand, dissipées les brumes qui nous portent à croire qu'un navire pourra, jamais, accoster durablement à notre quai, nous trouvons agréable de pouvoir, le chat Ludo bien installé à son pied, en fin de compte, de dormir en diagonale dans notre si grand lit.


samedi 17 mars 2012

Trois beaux livres

Trois beaux livres

Un article de Pierre Jourde, auteur et critique important.

Les mouches ont changé d'âne

Aucune référence au gouvernement royal du Canada, mais une célébration de l'argot.

mercredi 14 mars 2012

L'air de la bêtise - Citation

« La bêtise est souvent l'ornement de la beauté; c'est elle qui donne aux yeux cette limpidité morne des étangs noirâtres, et ce calme huileux des mers tropicales. La bêtise est toujours la conservation de la beauté; elle éloigne des rides; c'est un cosmétique divin qui préserve  nos idoles des morsures que la pensée garde pour nous, vilains savants que nous sommes »
Charles Baudelaire, Maximes consolantes sur l'amour.

À écouter :

Sic transit

Le progrès étant, chacun le sait, un train qu'on n'arrête pas (nous y reviendrons sous peu), même en blogosphère, je me lance dans l'audio avec cette savoureuse chronique de l'indispensable Philippe Meyer, toutologue, sur les métiers disparus.

mercredi 7 mars 2012

Ruwen OGIEN, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (et autres questions de philosophie morale expérimentale), Grasset,  Paris, septembre 2011 (336 pages).

Voici un livre dont je croyais que sa lecture serait plus ardue, en dépit du titre un peu racoleur. Il n'en fut rien, et je l'ai expédié en moins de quatre jours avec beaucoup de plaisir.

Plaisir que n'éprouve pas, il me semble, un ami psychologue -- bien que l'amitié n'aie pas de prix, il m'est très cher -- dont je ressens une tacite mais certaine exaspération dans ses réponses à mes multiples textos où je lui demandais son avis sur, en ce qui touche la morale, la controverse entre les minimalistes et les maximalistes, les premiers tenant que notre morale « de base » (celle du plus jeune âge) est plutôt pauvre en ce qu'elle se réduit au souci de ne pas nuire aux autres tandis que les seconds la croient au contraire très riche nous permettant de juger très tôt immorales des actions qui ne nuisent pas aux autres (ce que l'auteur appelle les « fautes sans victime ». Ou encore sur la querelle entre les psychologues de la mouvance situationniste et ceux qui se disent empiriques. Ou enfin sur la théorie de la « modularité de l'esprit humain » en tant qu'assise scientifique à l'idée d'un sens moral naturel. Las, c'est que je voudrais bien qu'il le lise, cet essai, et me donne ses vues sur ces questions fondamentales.

Ne fuyez pas aussitôt m'accusant de me moquer de vous, mais procurez-vous cette introduction générale à l'éthique (ou à la morale, les deux termes étant, selon l'auteur, à peu près interchangeables). Et comme l'auteur présente dès l'avant propos ses idées principales (antifondationnalistes et pluralistes), je lui donne la parole, vous comprendrez tout :
« 1) Il n'est vrai que nos croyances morales n'auraient absolument aucune valeur s'il était impossible de les faire reposer sur un principe unique et incontestable (Dieu, la Nature, le Plaisir, les Sentiments, la Raison, etc.) : en éthique on peut se passer de "fondements".
» 2) Admettre une certaine forme de pluralisme des doctrines et des méthodes est l'option la plus raisonnable en éthique. »
L'époque est aux livres de cuisine, l'auteur nous donnera, au soutien de ces idées, les deux ingrédients de ce qu'il appelle « la cuisine » morale : les intuitions morales et les règles de raisonnement moral. C'est beaucoup plus simple qu'il n'y paraît :

L'énoncé : « Quand on voit un enfant qui se noie, on essaie de le sauver. Il serait monstrueux de ne rien faire pour l'aider à le sortir de l'eau. » est un exemple d'intuition morale.

Les principales règles de raisonnement moral s'énoncent comme des maximes : « Devoir implique pouvoir », « De ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être » et « Il faut traiter les cas similaires de façon similaire ».

Et c'est ainsi que l'auteur nous introduit à la philosophie morale expérimentale, laquelle « cherche à comprendre les mécanismes de formation, dans la tête des gens, des idées morales. » Suivra une série de dix-neuf expériences, les unes de pensée, les autres de comportement, dont celle qui s'intitule Est-il plus difficile d'être un monstre ou un saint, donnera son titre à l'ouvrage, une des conclusions de celle-ci étant que plus de gens se portent au secours d'un tiers quand ils sont à proximité d'une boulangerie d'où émane une agréable odeur de viennoiseries que dans un environnement neutre...

En conclusion, ce livre nous permet de nous débarrasser d'un bon nombre de préjugés, ou d'opinions toutes faites en matière d'éthique -- il ne propose pas de solution, mais montre que toute thèse a ses points forts, mais aussi ses démentis, d'où l'approche pluraliste de l'auteur.

Pour qui suit l'actualité, le monde politique, ses discours, ce livre est bienvenu.


Présentation :
« Vous trouverez dans ce livre des histoires de criminels invisibles, de canots de sauvetage  qui risquent de couler si on ne sacrifie pas un passager, des machines à donner du plaisir que personne n'a envie d'utiliser, de tramways fous qu'il faut arrêter par n'importe quel moyen, y compris en jetant un gros homme sur la voie.

» Vous y lirez des récits d'expériences montrant qu'il faut peu de choses pour se comporter comme un monstre, et d'autres expériences prouvant qu'il faut encore moins de choses pour se comporter quasiment comme un saint : une pièce de monnaie qu'on trouve dans la rue par hasard, une bonne odeur de croissants chauds qu'on respire en passant.

» Vous y serez confrontés à des casse-tête moraux. Est-il cohérent de dire : "ma vie est digne d'être vécue, mais j'aurais préféré de ne pas naître" ? Est-il acceptable de laisser mourir une personne pour transplanter ses organes sur cinq malades qui en ont un besoin vital ? Vaut-il mieux vivre la vie brève et médiocre d'un poulet d'élevage industriel ou ne pas vivre du tout ?

» Cependant, le but de ce livre n'est pas de montrer qu'il est difficile de savoir ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. Il est de proposer une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots ("Dignité", "vertu", "Devoir", etc.), et les grandes déclarations de principe ("Il ne faut jamais traiter une personne comme un simple moyen", etc.).

» C'est une invitation à faire de la philosophie morale autrement, à penser l'éthique librement.»

mardi 6 mars 2012

Brève

Je viens de capter sur Twitter un message annonçant la publication, en version électronique, de Cent ans de solitude du Colombien Gabriel Garcia Marquez. On va se pâmer dans les chaumières virtuelles.

Je ne résiste à la tentation -- toute résistance de cet ordre est inutile -- de citer un extrait de l'article Cent ans de platitude du critique Angelo Rinaldi, publiée dans le Nouvel Observateur le 30 janvier 1999 et reprise dans le recueil Dans un état critique.
« Cent ans de solitude, qui établit la célébrité du Colombien à partir de son succès aux États-Unis, est un ouvrage picaresque et distrayant, assez proche de la facétie, où les rebondissements sont de nature à conforter les naïfs et les paresseux dans l'illusion que c'est cela un roman : des événements en cascade, une bousculade de personnages devant le portillon. »
La suite porte sur le soutien constant de l'écrivain pour Fidel Castro :
« ... après avoir applaudi le énième discours messianique de Castro, il déclara que celui-ci était, par-dessus le marché, "un grand écrivain". Il l'affirma toute honte bue, et peut-être le punch. Du moins, à la recherche d'une circonstance atténuante, a-t-on voulu le croire jusqu'à ce que fût apportée la preuve qu'il était à jeun. »

En cours de souvenirs I

Angelo RINALDI, Les souvenirs sont au comptoir, Fayard, Paris, février 2012 (376 pages) support papier et epub sous DRM.

Il n'y a pas de difficulté de nature informatique, ou peu, qu'on ne puisse résoudre pour peu qu'on accepte de fouiller dans Internet à la recherche de l'âme sœur et virtuelle qui, l'ayant rencontrée, aura, elle, trouvé la solution. Il faut un peu de patience, certes, mais en cette époque d'agitation, n'est-ce pas une vertu qu'il faut songer à développer ? surtout devant l'écran.

En l'espèce, grâce à quelques manipulations, le nouveau Rinaldi est maintenant sauvegardé dans mon ordinateur, ma tablette et ma liseuse (c'est de celle-ci dont je me sers maintenant, qui me suit partout), et je le savoure désormais à petites pages, vous souhaitant de pouvoir en faire autant, qui, foin derechef de l'agitation, appelle une lecture lente, mais très goûteuse -- pour filer la métaphore gustative.

On compare souvent la prose rinaldienne à celle de Proust en raison de l'ampleur de la phrase. S'il est vrai que chez les deux auteurs, elle coule en lents méandres, je ne les vois pas tout à fait semblables. La proustienne s'ouvre tel un origami, celle de Rinaldi me fait plutôt penser au travail d'un peintre qui, de repentirs en repentirs, ajoute un détail à sa toile, lui donnant, presqu'imperceptiblement, toujours plus de profondeur et de relief, ce qui oblige le lecteur à la lenteur. On peut accélérer chez l'un, rarement chez l'autre.

Qui plus est, l'objet est différent, et la ressemblance du style à mon avis trompeuse; il n'y a pas de recours à la mémoire involontaire chez Rinaldi, pas de madeleine, pas de pavés inégaux, pas de tintements de cuiller contre la porcelaine d'une tasse. Dans ce roman, le passé est d'emblée présent -- regardez le titre -- mais se décompose en strates -- oserais-je la comparaison avec la pâtisserie appelée mille-feuilles ? le souvenir d'un événement précis -- un repas dans un restaurant (le Véfour ?) du Palais-Royal -- étant la glace marbrée du dessus, celui de l'enfance, le bar café dont la mère du protagoniste avait la gérance étant l'assisse du feuilletage. Ainsi le lecteur pénètre dans la phrase comme la fourchette dans la pâtisserie.

Lire sur une liseuse est tout aussi agréable que lire un vrai livre, à quelques différences près, qui sont de l'ordre de l'impression : la liseuse -- encore plus que la tablette -- n'a pas d'épaisseur. Je n'ai donc pas le sentiment d'entrer dans le texte, l'idée qu'on avance demeure une abstraction -- un numéro de page sur l'écran exprimé en fraction : x/nombre total de pages. C'est d'ailleurs ce que faisait remarquer, entre autres remarques pertinentes, François Bon dans son essai Après le livre: qu'est-ce que l'écriture numérique change au destin du livre et aux enjeux de la littérature ?  -- un livre aussi intéressant qu'il est exaspérant, on se demande s'il a été relu par un œil humain, ou bien celui-ci n'y voyait guère, tant on y trouve de coquilles et de fautes d'orthographe et de syntaxe, sans parler de ce style tarabiscoté et plein de tics -- j'y reviendrai.

lundi 5 mars 2012

Citation

En post-scriptum au livre d'entretiens avec Lucien Jerphagnon, cette citation de Paul Nizan, qui nous invite à se méfier des certitudes de nos connaissances.

« Une pensée qui s'en tient au cercle ne possède pas le même monde matériel que celle qui peut tenir compte de l'ellipse. » 

De l'amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles

Lucien JERPHAGNON, De l'amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles - Entretiens avec Christiane RANCÉ, Albin Michel, Paris, août 2011 (263 pages).

Comme j'aime à écouter des entretiens à la radio (bien plus qu'à la télévision), j'aime la lecture des entretiens, qui donnent au lecteur l'impression de participer, et à son propre rythme, à la conversation, et, il me semble, permettent l'entrée, côté cour, à l’œuvre de sommités, laquelle, côté jardin, n'est pas toujours facilement accessible -- je songe ici à ceux récemment conduits avec Jacques Derrida, Claude Levi-Strauss et Michel Serres notamment.

Bien qu'ayant découvert , grâce à la radio, cet historien de la philosophie assez récemment -- il est mort nonagénaire en septembre dernier  --, j'ai pris beaucoup de plaisir à lire quelques uns de ses ouvrages (voir la liste ci-dessous) les plus importants. La lecture de ses entretiens nous permet de faire le tour complet du jardin de cet agnostique mystique, pour reprendre ses propres termes, et de partager sa vision sur la vie et la mort. Et d'admirer ce qui, pour moi, constitue la sagesse : un savoir humble, et une grande sérénité devant le mystère de la condition humaine. Pardonnez-moi le cliché : un rayon de soleil dans la grisaille du quotidien.

Plutôt qu'une recension de ces miscellanées, je vous propose quelques extraits qui me semblent bien résumer la pensée de « Jerph », comme il s'appelait lui-même, et la finesse de son esprit.

Sur l'opposition mythe - rationalisme :

« Des siècles durant, naturel et surnaturel, mythique et rationnel vont coexister de façon pacifique, s'éclairant l'un l'autre. ... Il fallait des mathématiques pour construire un temple, et des prières pour son inauguration. ... Cela a duré jusqu'à l'hégémonie des religions monothéistes, chacune tenant sa croyance pour la seule authentique et déterminée à subordonner le rationnel au mythique, voire à l'évincer carrément, avec ou sans l'appui des autorités civiles. D'où les aberrations de l'Inquisition, de l'affaire Galilée, du créationnisme hostile à  Lamarck et Darwin, etc.»

Sur les églises, ce propos qui le rapproche de Régis DEBRAY :
« ... avant de louer le Seigneur, il faut louer la salle. »
La définition d'un bon professeur :
« ... quelqu'un dont on a l'intuition qu'il vous aidera à devenir non pas seulement quelque chose : un élève, un étudiant parmi d'autres, pourvu d'un diplôme avec ou sans mention, mais quelqu'un. Quelqu'un d'unique : soi. Et à l'être mieux grâce à ce savoir partagé et à ce qu'il a fait naître de curiosité. »

Sur le savoir :
« Le savoir authentique n'est pas accumulation, obésité intellectuelle en quelque sorte, mais continuelle aspiration, à partir de ce qu'on apprend, à contempler ce qui fait que le monde, perceptible par ses images, est présent, et donc existe. »

Voir du même auteur : Histoire de la pensée, La sottise et Les dieux ne sont jamais loin.