lundi 18 mars 2013

Enfance de guerre, enfance d'errance

Joanna GRUDA, L'enfant qui savait parler la langue des chiens, Boréal, Montréal, 2013 (254 pages).

Ilona FLUTSZTEJN-GRUDA, Quand les grands jouaient à la guerre, Actes Sud Junior, Arles, 1999 (222 pages).

Qui n'a pas, enfant, fille comme garçon, joué à la guerre, cow-boys contre Indiens, terriens contre Martiens, en bref bons contre méchants de toute sorte ? Enfants, les choses sont relativement simples : «  pan pan, tu es mort », puis on rentre faire ses devoirs ou prendre la collation. Pour les adultes, elles le sont aussi, mais définitives, l'issue étant au mieux le cimetière, au pis la fosse commune ou la fumée des crématoires.

Voici deux récits de vie qui couvrent à peu de choses près la même période, de 1930 à 1945; dans le premier, l'auteur nous raconte les premières années de son père, dans le second, sa propre enfance. Joanna Gruda  étant aussi la fille d'Ilona Flutsztejn, laquelle est par ailleurs la mère de celle-ci. Et j'ai jugé intéressant de présenter ces livres en parallèle, sans tenir compte des presque quinze années qui séparent leur publication.


Couverture de l'édition originale
D'entrée, on retiendra que la guerre qui sert de toile de fond aux deux ouvrages, si elle est bien la Seconde Guerre mondiale, n'est pas celle de l'obscène roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, de triste renommée et regrettable Goncourt de 2006. Cette guerre à laquelle jouent les grands, pour paraphraser le beau titre choisi par Ilona Flutsztejn-Gruda, constitue un jeu cruel qui vient tout bouleverser, qu'il s'agisse du quotidien ou, pis encore, des familles elles-mêmes. On perd sa maison, ses amis, on doit se cacher, on a faim, on a froid, on se retrouve dans des contrées étranges, la province française et le Paris de la Libération pour le héros du roman, Vilnius, un kolkhoze au fond de l'Ouzbékistan et enfin Moscou, pour la petite Ilona. Cela peut avoir des airs de grandes vacances, c'est surtout, le plus souvent, une grande solitude, à laquelle il faut s'habituer, tout comme aux jeux des grands, tout ça avec la naïveté d'une enfance qui va se perdre.

Le roman de Joanna Gruda est le récit fait, à la première personne, par Julian (le père de celle-ci, rappelons-le), de ses origines familiales, puis de sa vie jusqu'à la fin de la guerre -- sauf l'épiloque qui nous le montre aujourd'hui octogénaire. Toute une histoire, et riche en péripéties, que celle de ce petit Julian, né en 1929, fils d'Emil Demke -- lequel prendra, au fil de ses pérégrinations le nom de Gruda, ce qui veut dire « motte de terre dure et gelée » --, et élevé non pas par ses parents, mais par sa tante paternelle, Fruzia, et l'époux de celle-ci, Hugo Kryda.

Le narré des origines de Julian -- ses nombreux avatars -- et de son éducation m'a plu davantage que celui de ses aventures pendant la guerre, bien que l'auteur réussisse, par son utilisation du présent intemporel, au lieu de l'imparfait ou du passé, à maintenir un bon rythme au récit.

Un détail -- un passage -- m'a toutefois fait tiquer, un travers sans doute du juriste que j'étais, s'agissant du camp de Ravensbrück :
« Les conditions étaient très difficiles. Elle*s'y est retrouvée avec des criminelles, des prostituées, des catholiques, des juives. Et très peu de communistes. »
Travers de rédacteur de lois, car je m'attends devant une énumération, ayant longtemps pratiqué le ejusdem generis, à y retrouver, sauf dans le cas d'un répertoire à la Prévert, comme de bien entendu, une liste d'éléments semblables; d'où ma surprise à l'apposition des mots criminelles et prostituées, d'une part à ceux, d'autre part de catholiques et juives. Et, rejeté dans la phrase suivante, le mot communistes. N'y a-t-il donc aucun communiste juif ou catholique, ni criminel ou prostitué ? Vétilles que tout cela, j'entends bien, mais pas très heureux, à mon avis, comme construction.

Ilona Flutsztejn-Gruda a choisi, à l'usage des ses petits-enfants, un récit essentiellement chronologique « [s]ans rien cacher ni embellir. En retrouvant des détails enfouis dans ma mémoire. ». Qu'elle mène dans une prose d'une grande simplicité et d'une belle vivacité, compte tenu des sombres circonstances de son histoire; jugez de l'incipit, on ne peut mieux faire :
« C'était l'été 1939, le dernier été avant la guerre. Cette guerre qui a bouleversé la vie de millions de gens, sans parler de ceux à qui elle l'a enlevée. J'avais neuf ans. »
Ce fut pour elle une enfance confisquée, en quelque sorte, avec un père souvent absent, une mère qu'elle ne comprenait pas bien, ceux-ci formant un couple qui se défaisait sans qu'elle ne s'en rende bien compte et surtout la découverte d'une identité : être juive; dur apprentissage. On sent l'expérience, à laquelle elle joint, de loin en loin, une brève réflexion morale sur tel événement, qu'elle veut transmettre au lecteur, et sans aucune complaisance, ce qui permet à celui-ci de suivre, sans jamais se lasser, le fil de ces longues années de guerre.

Particulièrement touchante, elle quitte, à la fin du livre, le récit de sa vie, pour nous livrer, en quelques points, le bilan qu'elle en tire, et je ne résiste pas à la tentation de vous en citer quelques uns :
« - Quand le réfrigérateur est vide à la maison et que j'ai l'intention d'aller faire mon marché, la pensée qu'avec ce qui me reste on pourrait nourrir une famille de trois personnes pendant un bon mois me vient toujours à l'esprit.
- J'ai une grande foi en l'amitié et en la solidarité.
- Je ne blâme pas nécessairement les voleurs, je sais que parfois le vol est le seul moyen de survivre.
- Je ne crains pas le manque d'argent, je sais qu'il est possible de vivre avec beaucoup moins que ce que l'on possède.
- Je crois fermement que le courage et la dignité l'emportent le plus souvent sur la force physique. »

En conclusion, deux belles lectures, pour jeunes et moins jeunes : deux récits de vies bonnes.

P.S. Sur un sujet proche, la disparition de membres de sa famille pendant la guerre, lire ou relire le beau récit de Daniel Mendelsohn, Les disparus.

Présentation de Quand les grands jouaient à la guerre :
« C'est arrivé par une belle journée de septembre, un vrai septembre polonais. Et c'est dans un ciel d'un bleu limpide que les avions ont commencé à lancer des bombes. La guerre dont on entendait parler depuis des mois était bien là. " Ainsi s'achève, en 1939, l'enfance insouciante d'Ilona, et commence un long et pénible exode, une nouvelle vie sans cesse à reconstruire. Un témoignage simple et vrai sur l'horreur de la guerre. »

* Geneviève, un personnage que le narrateur aimait beaucoup, note de l'auteur.







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