mardi 28 février 2012

On n'arrête pas le progrès, mais le progrès n'est pas sans obstacles et sujets d'irritation

The Red Room, Stephen Conroy, 1964
Angelo RINALDI, Les souvenirs sont au comptoir, Fayard, Paris, février 2012 (376 pages) support papier et epub sous DRM.

Le parcours du lecteur de livres électroniques n'est pas, quoiqu'en pense le bon monsieur Bon, dont il sera sous peu question en ces pages, un long fleuve tranquille, pour reprendre la scie naguère populaire, et il faut une bonne dose de ténacité et la patience d'un copiste médiéval, sans compter quelques deniers dont l'aumône à quelque start-up, pour l'aider à acquérir son premier million, sinon milliard, n'était pas prévue par l'impétrant, avant qu'il puisse faire, de son doigt, faire glisser sur l'écran de sa liseuse les pages de l'objet de son désir littéraire.

Le Rinaldi nouveau est arrivé, certes, dans mon ordinateur, mais pour le faire ensuite passer à la tablette, puis à la liseuse, je vous fais grâce de mon après-midi passé en clics et FAQ pour constater que je n'ai remporté qu'une demi-victoire contre la Fée informatique, qui n'a rien de virtuelle, vous me prenez dans un bon jour, car j'aurais tout aussi bien pu écrire demi-défaite.

Sachez seulement que si la version que vous achetée est munie de DRM, vous aurez à passer par le même chemin que moi avant que celle-ci puisse s'ouvrir dans votre liseuse, et frôler au passage l'illégalité, ce que la morale vous interdira peut-être. Le parcours est moins hasardeux si vous savez vous contenter de le lire sur la tablette, mais, pour moi, le rétro-éclairage d'icelle ne me convient pas s'agissant d'une lecture au long cours, je préfère donc l'encre électronique de la liseuse.

Bien fait, m'objecterez-vous, je n'avais qu'à attendre l'arrivée, à Pâques ou à la Trinité, de la version papier en librairie, ou « un jour, un jour » à la bibliothèque.

Dont acte.

Le commentaire suivra, soyez patients.

Présentation (notez le ton légèrement emphatique) :
« Les souvenirs sont au comptoir continuent l’autopsie d’une société qui n’a plus de hauteur que celle de ses étages, de ses liasses, de ses talons ou de ses prétentions, se repaissant de son propre spectacle quand, en contrechamp de ce théâtre, de ses poncifs et de ses trompe-l’œil, la remémoration d’une enfance humble autour d’un bistrot-lupanar de province jette les éclats d’une nostalgie relevée d’humour et de tendresse. Conti, qui fut cet enfant, est le célibataire vieillissant qui, entre les jardins du Palais Royal, l’entrée du théâtre, la terrasse d’un café, embrasse d’un ample maelström mémoriel un tourbillon de scènes trouvant son axe autour d’une cérémonie d’anniversaire donnée naguère dans un restaurant chic du quartier pour les quarante ans de son ami anglomane et homosexuel. Le fameux dîner est comme ces scènes d’opéra où, en prévision du baisser de rideau et du salut qui l’accompagne, l’auteur a fait se rassembler acteurs principaux, seconds rôles et figurants. La férocité rinaldienne s’en donne à cœur joie pour camper des types imaginaires aux traits, pour certains, assez reconnaissables, mais avec, en contrepoint, cousins parigots des figurants de province, le petit peuple des grooms, larbins, gigolos et filles du trottoir, pigistes à la manque et poètes sans œuvre. Rinaldi reste un des rares à entretenir la flamme d’une littérature digne de ce nom, celle qui ne paraphrase pas le monde, mais le pare, avec des mots frottés comme des silex, d’un éclat qu’il n’avait pas ou que notre œil casanier ne voyait plus. Angelo Rinaldi, romancier et critique littéraire, est membre de l’Académie française. Il a reçu pour l’ensemble de son œuvre le prix Prince-Pierre-de-Monaco. Son dernier ouvrage, Résidence des étoiles, a été publié aux éditions Fayard en 2008.»

lundi 27 février 2012

Un nouveau Rinaldi

Lu dans le blog (la République des livres) de Pierre Assouline, du Monde, le commentaire sur le nouveau roman d'Angelo Rinaldi, Les souvenirs sont au comptoir, chez Fayard. Je ne résiste pas à la tentation de reproduire l'extrait qu'Assouline nous propose :
« Victime de l’encaustiquage de l’escalier, non moins périlleux par là que le parquet de l’appartement, d’un danger surmonté jusque là au pas prussien de ses bottes, l’un des brancardiers, dans un vacillement, faillit lâcher l’un des bras du dispositif, le cadavre du coup projeté dans le vide, tel celui du marin décédé à mi-chemin de la traversée et qu’enveloppé d’un linceul on balance par-dessus bord- mais puisque chacun, à terme, replonge dans l’anonymat quelle différence avec l’immensité de la mer ? »
Ah... une phrase qui prend son temps...

Lire, lire, mais écrire ?

Me voici, cher lecteur, obligé de vous prendre à témoin : je suis dépassé, moins par les événements, ce qui doit arriver arrivera bien, que par mon carnet de lecture, lequel compte trois essais assez denses (compte non tenu du Dictionnaire Malraux), mais captivants, que je tente de lire dans les délais impartis par la bibliothèque. Je lis, je lis, prends des notes, reproduit des extraits, mais peine à passer à l'écrit. Pas par angoisse devant l'écran vide (je ne suis plus à la page depuis plusieurs années...), mais par un certain découragement devant la tâche. Angoisses de riche, m'objecterez-vous; certes, mais mettez vous à ma place (de fait, nous pourrions volontiers faire équipe...).

Jugez-en par vous même, philosophie morale, philosophie économique et analyse littéraire :

Dany-Robert DUFOUR, L'individu qui vient ... après le libéralisme. Denoël, Paris, octobre 2011 ( 388 pages).
« Après avoir surmonté en un siècle différents séismes dévastateurs - le nazisme et le stalinisme au premier rang -, la civilisation occidentale est aujourd'hui emportée par le néolibéralisme. Entraînant avec elle le reste du monde. Il en résulte une crise générale d'une nature inédite : politique, économique, écologique, morale. subjective, esthétique, intellectuelle...

» Une nouvelle impasse ? Il n'y a là nulle fatalité. En philosophe, mais dans un langage accessible à tous, Dany-Robert Dufour s'interroge sur les moyens de résister au dernier totalitarisme en date. Une fois déjà, lors de la Renaissance, la civilisation occidentale a su se dépasser en mobilisant ses deux grands récits fondateurs : le monothéisme venu de Jérusalem et le Logos et la raison philosophique venus d'Athènes. Pour sortir de la crise, il convient aujourd'hui de reprendre cet élan humaniste. Ce qui implique de dépoussiérer, réactualiser et laïciser ces grands récits.

» L'auteur propose donc de faire advenir un individu qui, rejetant les comportements grégaires sans pour autant adopter une attitude égoïste, deviendrait enfin "sympathique" c'est-à-dire libre et ouvert à l'autre. Une utopie de plus ? Plutôt une façon souhaitable mais aussi réalisable, face à la crise actuelle, de se diriger vers une nouvelle Renaissance, qui tiendrait les promesses oubliées de la première.»
 Le plus captivant, et par le fond et par la forme, mais fort difficile à synthétiser.

Ruwen OGIEN, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine (et autres questions de philosophie morale expérimentale), Grasset,  Paris, septembre 2011 (336 pages).

« Vous trouverez dans ce livre des histoires de criminels invisibles, de canots de sauvetage  qui risquent de couler si on ne sacrifie pas un passager, des machines à donner du plaisir que personne n'a envie d'utiliser, de tramways fous qu'il faut arrêter par n'importe quel moyen, y compris en jetant un gros homme sur la voie.
» Vous y lirez des récits d'expériences montrant qu'il faut peu de choses pour se comporter comme un monstre, et d'autres expériences prouvant qu'il faut encore moins de choses pour se comporter quasiment comme un saint : une pièce de monnaie qu'on trouve dans la rue par hasard, une bonne odeur de croissants chauds qu'on respire en passant.

» Vous y serez confrontés à des casse-tête moraux. Est-il cohérent de dire : "ma vie est digne d'être vécue, mais j'aurais préféré de ne pas naître" ? Est-il acceptable de laisser mourir une personne pour transplanter ses organes sur cinq malades qui en ont un besoin vital ? Vaut-il mieux vivre la vie brève et médiocre d'un poulet d'élevage industriel ou ne pas vivre du tout ?

» Cependant, le but de ce livre n'est pas de montrer qu'il est difficile de savoir ce qui est bien ou mal, juste ou injuste. Il est de proposer une sorte de boîte à outils intellectuels pour affronter le débat moral sans se laisser intimider par les grands mots ("Dignité", "vertu", "Devoir", etc.), et les grandes déclarations de principe ("Il ne faut jamais traiter une personne comme un simple moyen", etc.).

» C'est une invitation à faire de la philosophie morale autrement, à penser l'éthique librement. »
 Le dernier arrivé sur ma pile, philosophe « libéral » fera sans doute contrepoint au premier, nettement anti-libéral. Les jurés, qui ont tenu leurs ultimes délibérations en public dans le cadre de l'émission le Grain à moudre, lui ont attribué le premier Prix Procope des Lumières. Avec tant d'enthousiasme que, of course, ma curiosité a été piquée.

Olivier REY, Le testament de Melville : Penser le bien et le mal avec Billy Budd, Bibliothèque des Idées - Gallimard, Paris, septembre 2011 (244 pages).
« Lorsque Herman Melville meurt à New York, en 1891, il est un vieil homme à peu près oublié. Moby-Dick, quarante ans plus tôt, a coulé sa carrière littéraire. C'est seulement dans les années 1920, dans une Angleterre qui a fait l'expérience de la Grande Guerre, que le public commence à s'aviser de son génie. La fièvre de la redécouverte nourrit la quête d'inédits et, d'une boîte en fer-blanc, surgit le récit auquel Melville a travaillé durant les cinq dernières années de sa vie : Billy Budd.

» Malgré une taille limitée, celle d'une longue nouvelle, et une intrigue très simple, Billy Budd est rapidement devenu l'un des textes les plus étudiés et les plus commentés de la littérature mondiale, suscitant des débats aussi passionnés que contradictoires. La violence de la lutte entre critiques ne doit pas surprendre : Melville a tout fait pour livrer à une modernité demi-habile, pensant que tout problème a sa solution, une de ces situations sur lesquelles elle ne peut que se casser les dents. Qu'est-ce que le mal ? Par quelles voies se répand-il ? Comment limiter son empire ? Quel sens donner à la beauté d'un être ? Comment accueillir la grâce échue à un autre? Autant de questions que la pensée instrumentale nous a désappris à poser et qui, lorsqu'elle les rencontre, la rendent comme folle. Autant de questions qui n'en demeurent pas moins essentielles et dont la littérature est peut-être la mieux à même, par ses ambiguïtés, de traiter sans fausseté.

» C'est dans cet esprit que le présent ouvrage se met à l'école de Billy Budd. Il saisit l'occasion qui nous est donnée, en explorant l’œuvre ultime de Melville, de renouer avec des interrogations dont nous ne pouvons nous passer.»
 Aussi étrange que cela puisse paraître, cet essai est lié au premier (et sans doute au deuxième) : une réflexion sur le bien et le mal à partir d'un texte romanesque.

Comme vous le voyez, cher lecteur, nous avons du pain sur la planche...

Op Oloop

Juan FILLOY, Op Oloop, traduit de l'espagnol (Argentine) par Céleste Désoille, Monsieur Toussaint Louverture, Paris, septembre 2011;  publication originale 1934 (256 pages); disponible en espagnol aux éditions Siruela, juin 2006 (224 pages).

 Voici un roman qui, tout encensé par la critique qu'il a été, m'a laissé de glace. On retiendra, pour l'anecdote que son auteur, l'argentin Juan FILLOY, aura presque vécu sur trois siècles, étant né en 1894 et étant mort en 2000.

Quand l'amour intervient dans la vie d'un statisticien, pour peu qu'il y soit sensible, ce qui n'est sans doute pas souvent le cas, car pour ce qui est du sentiment à l'horizontale j'en suis arrivé -- chat échaudé craint l'eau froide -- à penser que cette engeance préfère lignes et colonnes  aux effusions de la passion. La preuve en est que «  Fils unique de la méthode et de la persévérance, Op Oloop était une mécanique humaine des plus parfaites, la création la plus insigne qu'ait jamais connue Buenos Aires en matière d'autodiscipline. » Le roman le suit pendant l'ultime journée de sa vie, où, à partir de 10 heures, il voit sa raison vaciller. Il perd le contrôle, lui le «  pourfendeur infatigable de la spontanéité », le jour même de ses fiançailles : le statisticien est amoureux de Franziska, la fille du consul de Finlande, pays dont il est lui-même originaire.

Généralement sensible aux jeux littéraires de tendance OuLiPo, je suis demeuré complètement insensible à ce style : le statisticien m'aurait-il jeté un sort ? Il est vrai que l'on peut être séduit  par la verve un peu absurde de l'auteur, peut-être le serez-vous...

Présentation
« Op Oloop retrace dix-neuf heures et dix minutes de la vie étonnante d'Optimus Oloop, un statisticien finnois à la vie millimétrée exilé dans le Buenos Aires bourgeois des années 1930. Lancé dans une quête d'authenticité aussi vaine qu'illusoire, Op Oloop, seulement armé de son infaillible méthode, s'élève contre toutes les mascarades pour donner un sens à sa vie. Le roman, conçu comme un journal de bord, décrit minute par minute le chamboulement de son univers obsessionnel par un insignifiant accident de la route. Moitié Pnine de Nabokov, moitié Werther de Goethe, Op Oloop oscille sans cesse entre réalité et divagation, dessinant ainsi les contours d'un personnage aussi absurde qu'attachant. Acide et provocateur, cet imprévisible chef-d'oeuvre, source d'inspiration pour Julio Cortfzar et Alfonso Reyes, est pour la première fois traduit en français.»

jeudi 23 février 2012

Le mot qui blesse

J'ai, chers lecteurs, pris un peu de retard parce que, notamment, le hasard des arrivées à la bibliothèque fait que ce sont principalement des essais, fort sérieux, que je suis en train de lire, et qu'il est plus difficile d'en faire le commentaire. Le notamment vaut surtout pour la distraction causée par les Oscars, car j'ai l'habitude d'essayer de voir les films en nomination dans les principales catégories, je passe donc moins de temps devant l'ordinateur, quoique mon récent abonnement à Twitter, et la rapide lecture de Twitter pour les nuls, a sollicité davantage de mon temps que je l'aurais souhaité, mais si à Rome on fait comme les Romains, en communication, on communique...

Au titre des perles, toujours dans la communication, je ne laisse pas de m'inquiéter chaque fois que je passe, dans le vestiaire de mon gym, devant l'affiche ci-dessous. En général, je suis tout en faveur de l'ellipse, que je pratiquais moi-même du temps de mes fonctions législatives, et pratique volontiers encore, la rédaction étant, diront certains, le seul domaine où je sais être économe, mais l'auteur d'icelle a-t-il idée de la violence de son propos ? Il est clair qu'il croit que le l'attribut « coupés » se rapporte à « cadenas », alors que grammaticalement celui-ci vise le sujet, non nommé, mais bien réel, du verbe « enlever ».



mercredi 22 février 2012

Le Spielberger nouveau arrive

Christophe SPIELBERGER, Pépère, Édition L'une et l'autre, 2012 (144 pages).



Voir aussi : Superbe de Toitu et Touché.

Pour mémoire, le Manifeste contre le roman d'élevage, que l'on trouve sur le site de l'auteur, lequel inspire toujours l'auteur de ces pages :


1. Contre les histoires dont on devine la fin au bout de vingt pages.

2. Contre l'autobiographie déguisée, dont on a le culot d'essayer de faire un genre sous le terme décourageant d'« autofiction ».

3. Contre le réalisme racoleur, où des personnages insipides nous font croire que leur existence présente un intérêt.

4. Contre l'érudition historique, à travers laquelle des premiers de la classe tentent de pallier leur manque d'imagination.

5. Contre le copier-coller, où l'on confond « avoir du style » et « posséder un ordinateur ».

6. Contre le confort éditorial, où l'usage veut que l'on se conforme à la « couleur maison ».

vendredi 17 février 2012

Citation

Pour un assassinat littéraire, le début de cet article d'Éric Chevillard, dans le Monde des Livres d'aujourd'hui, a, comment dire, un certain panache. On l'appliquerait volontiers à n'importe quelle des bafouilles de Mlle B***, elle lui va comme un gant !

« Cruelle évidence : le mauvais livre est une œuvre aussi. C'est-à-dire qu'il a fallu l'écrire. Il a fallu que son auteur se mette en peine de l'écrire. Il a dégagé du temps pour cela. Il s'est retiré. Il a pris du recul, du champ, de la distance, de la hauteur ! Enfin, le voici seul dans son bureau, ou dans son pigeonnier, il a rassemblé son petit matériel, le café fume dans sa tasse ; exactement comme un bel écrivain s'apprêtant à écrire un beau livre, il s'attable pour écrire son mauvais livre. Et quelquefois même, son très mauvais livre. Son livre indigent, son livre indigeste, son livre affligeant, il en aura pesé puis écrit chaque mot, il aura payé de sa personne, peut-être même aura-t-il souffert ! Il est possible aussi qu'il ait bâclé la chose. On ne sait ce qu'il faut préférer, du tâcheron qui donne poussivement son maximum ou du cynique qui torche ses cent cinquante pages d'une main en agitant mollement de l'autre l'éventail de billets de son à-valoir. Au demeurant, ni l'effort ni la désinvolture ne sont incompatibles avec le talent. Le mauvais livre échappe donc à tout principe, il défie toute loi, tout critère exclusif - comment dès lors en prévenir les effets et se garder de lui ? Serait-il juste d'en absoudre l'auteur qui, peut-être, ne l'a pas vu venir ? »


Rédigé sur mon iPad.

mercredi 15 février 2012

Citation : Le testament de Melville


« L'art est un beurre d'une espèce particulière, s'il n'est pas extra, de la qualité la plus fine, il sent aussitôt la margarine. » Witold Gombrowicz, Journal, Folio - Gallimard.

Voila une phrase que je mettrais volontiers en exergue de ces pages. Elle est tirée du livre -- en cours de lecture -- d'Olivier REY, Le testament de Melville : Penser le bien et le mal avec Billy Budd, Bibliothèque des Idées - Gallimard, p. 13.

Et aussi, toujours page 13 de cet essai, sur la « mauvaise » littérature :
« La mauvaise littérature ne fait que rabâcher les manières de voir en cours, approfondir l'ornière des pensées ordinaires et cultiver une imagination frelatée. Cette production médiocre est, pour partie, réponse à un besoin -- il y a une demade d'ignorance comme il y a une demande de savoir. Elle est, pour une autre part, un aveu d'impuissance -- car il faut du génie pour que la littérature soit à la hauteur de ses possibilités, et réussisse à exprimer sans fausseté les réalités complexes de la la vie psychique. »
 Bigre ! Nous y reviendrons.

mardi 14 février 2012

Dictionnaire André Malraux

Sous la direction de Charles-Louis FOULON, Janine MOSSUZ-LAVAU et Michaël de SAINT-CHERON, Dictionnaire ANDRÉ MALRAUX, CNRS Éditions, Paris, octobre 2011 (888 Pages).

Me voici de retour d'une balade roborative; quelques chiffres, l'époque, tout à l'économie et à la statistique en est friande : 1,6 km avec un dico de 1,6 kg dans la besace, et quelques disques, la pente est bonne entre la bibliothèque et chez moi, l'air sec et vif, 1° bien ensoleillé, rien de mieux pour la santé. La traversée du parc est toutefois périlleuse, les sentiers étant glacés par les successions de redoux et de grand froid. Je ne me fais aucune illusion, je n'aurai que le temps d'effleurer ce pavé. Je l'attendais avec une impatience certaine, notamment pour compléter ma relecture de L'Homme précaire et la Littérature, dont le brouillon attend depuis quelques temps une mise au net.

Au passage, vous voudrez bien noter la photo de la couverture -- prise par Gisèle Freund -- où Malraux a la cigarette au coin de la bouche, alors que la Poste de la France avait fait preuve, en 1996, pour souligner le vingtième anniversaire du décès de l'auteur, de rectitude politique, en maquillant celle-ci. Simenon, quand à lui, avait réussi à sauver sa pipe du pinceau de la maquilleuse.

vendredi 10 février 2012

Immortalité

J'ai parlé, dans ma dernière chronique, sur un ton un peu moqueur, de l'Académie française. Le hasard fait que France Culture met en ondes, cette semaine, l'émission À voix nue qui présente cinq entretiens avec la Secrétaire perpétuelle de cette institution, Hélène Carrère d'Encausse. C'est un grand plaisir d'écouter cette dame russe d'origine parler de son « rapport charnel » avec la France et la langue française d'une part, et avec l'histoire de la Russie.

Présentation :

« Hélène Carrère d’Encausse, née à Paris en 1929, est aujourd’hui « immortelle ». Éue à l’Académie française en 1990 puis secrétaire perpétuel en 1999, elle doit cette reconnaissance à ses travaux d’historienne de la Russie impériale, et surtout soviétique, qui ont fait la matière de son enseignement à la Sorbonne et à l’Institut d’études politiques de Paris. Elle est ainsi l’auteur du célèbre Empire éclaté, qui annonçait, en 1978, la fin de l’URSS, mais aussi d’une galerie de biographies des dirigeants russes, de Catherine II à Staline, en passant par Nicolas II ou Lénine… Si elle a également été député européenne et conseillé nos gouvernants sur des sujets divers, c’est d’abord en tant qu’historienne et académicienne que le grand public la connaît. Et elle réunit justement ces deux facettes dans sondernier ouvrage, une histoire de l’Académie française, intitulée Des siècles d’immortalité.
» Fidèles à Georges Duby, qui rappelait hier la « nécessité d’observer l’observateur lui-même, de savoir ce qu’il croit, ce qu’il craint, de faire l’histoire des historiens », nous évoquerons cette semaine ses travaux et ses jours à travers 5 épisodes, qui éclaireront tour à tour sa part russe, impériale, européenne, nationale et académicienne…»
Post scriptum qui n'a rien à voir.
J'ai eu, ce matin, à la relecture de mon article d'hier, un moment de sympathie pour un de mes lecteurs, dont le Français n'est pas la langue maternelle et que j'ai dû perdre dans le labyrinthes des deux phrases du premier paragraphe; je lui demande de ne pas m'en tenir rigueur.

jeudi 9 février 2012

Saint-Simon : prolongation

Angelo RINALDI, Versailles : suivez le guide, in Service de presse, Plon, Paris, 1999 (577 pages).

Il convient d'épousseter les recoins de la mémoire aussi bien que les tablettes des bibliothèques, on y fait, outre un nécessaire tri du superflu, des rencontres devenues inattendues, l'oubli comme la poussière masquant tout, comme celle que je fis, préparant dans l'excitation la suite de mon article sur le Saint-Simon de Michel Delacomptée, dans Service de presse, le recueil réunissant 192 des critiques littéraires d'Angelo Rinaldi, écrivain, ci-devant de l'Express donnant depuis 2001 dans l'immortalité quai Conti, Paris, France, laquelle vous transmute pour l'éternité son homme, et parfois sa femme, en fauteuil, lui le vingtième, quinzième successeur de Paul Hay du Chastelet, -- j'entends quelques esprits fins assimiler l'Académie à un garde-meuble. Rinaldi, mon idole ès critique, moi le mécréant, y commente, le 28 janvier 1983, la publication dans la Pléiade du premier volume des Mémoires (1691-1701) du petit duc, que vous commencez à connaître, et dont -- pardonnez-moi la digression, mais si vous me fréquentez, vous êtes désormais au fait de mes déambulations --, on annonce la publication d'un nouveau recueil de critiques, celles qu'il donna du temps qu'il était au Figaro, sous le titre Le roman sans peine, lequel j'ai été, à la bibliothèque, le tout premier à réserver. 

Esprit d'escalier mémoriel, donc, qui me conduit successivement de la première marche du degré avec Delacomptée, à Mona Ozouf (2001-1988), à Angelo Rinaldi (1999-1983) et -- nous voici au jardin -- last but not least, au portrait de Louis XIV par le mémorialiste : 
« On peut dire qu'au milieu de tous les autres hommes, sa taille, son port, les grâces, la beauté, et la grande mine qui succéda à la beauté, jusqu'au son de sa voix et à l'adresse et à la grâce naturelle et majestueuse de toute sa personne, le faisaient distinguer jusqu'à sa mort comme le roi des abeilles, et que, s'il ne fût né que particulier, il aurait eu également le talent des fêtes, des plaisirs, de la galanterie, et de faire les plus grands désordres d'amour.

» Rien n'était pareil à lui aux revues, aux fêtes, et partout où un air de galanterie pouvait avoir lieu par la présence des dames. Toujours majestueux, quoique quelquefois avec de la gaieté, et jamais devant le monde rien de déplacé ni de hasardé, mais jusqu'au moindre geste, son marcher, son port, toute sa contenance, tout mesuré, tout décent, noble, grand majestueux, et toutefois très-naturel, à quoi l'habitude et l'avantage incomparable et unique de toute sa figure donnait une grande facilité.

» Aussi, dans les choses sérieuses, les audiences d'ambassadeurs, les cérémonies, jamais homme n'a tant imposé; et il fallait commencer par s'accoutumer à le voir, si en le haranguant on ne voulait s'exposer à demeurer court. Ses réponses en ces occasions étaient toujours courtes, justes, pleines, et très-rarement sans quelque chose d'obligeant, quelquefois même de flatteur, quand le discours le méritait. Le respect aussi qu'apportait sa présence, en quelque lieu qu'il fût, imposait un silence, et jusqu'à une sorte de frayeur.

» Il était toujours vêtu de couleur plus ou moins brune avec une légère broderie, jamais sur les tailles, quelquefois rien qu'un bouton d'or, quelquefois du velours noir. Toujours une veste de drap ou de satin rouge, ou bleue ou verte, fort brodée. Jamais de bague, et jamais de pierreries qu'à ses boucles de souliers, de jarretières, et de chapeau toujours bordé de pont d'Espagne avec un plumet blanc. Toujours le cordon bleu dessous, excepté des noces ou autres fêtes pareilles qu'il le portait par dessus, fort long avec pour huit ou dix millions de pierreries. »
Avant de refermer cette trilogie saint-simonienne, je tiens à préciser, on m'en a fait le commentaire, que Louis XIV n'était pas -- tout à fait -- le triste sire que le mémorialiste laisse croire qu'il était. Il faut prendre garde d'oublier que, comme l'écrit si bien Rinaldi, « chez lui, hier a l'éclat d'aujourd'hui, et, comme en chacun de nous, le souvenir  reste vivant jusqu'à la douleur, dans la mémoire des deuils et des échecs qui ne se cicatrise jamais. » Car, osons l'anachronisme, il était un réactionnaire entêté d'un passé imaginaire -- pourrait-on risquer l'analogie avec les tea parties américains ? dont le rôle politique n'aura jamais été celui qu'il aurait souhaité, sauf peut-être sous la Régence. Alors que Louis XIV aura permis et favorisé l'émergence de la bourgeoisie politique et réduit la noblesse -- simplifions -- à la fonction de courtisan et, de ce fait, contribué à l'émergence de cette classe moyenne qui, trois quarts de siècles après sa mort, les Lumières aidant, revendiquera pour elle-même les attributs de la souveraineté.

dimanche 5 février 2012

Saint-Simon : nouvel épisode

Mona OZOUF, La tournée du petit duc in La cause des livres, Gallimard, Paris, octobre 2011 (560 pages); support papier et électronique.

Je n'y croyais pas.

Qu'un article sur un duc et pair de France, fût-il l'auteur, avec ses Mémoires, d'un des monuments de la littérature française put soulever tant de commentaires ! En vérité, je n'y croyais pas.

Eh bien ! tout comme une série télévisée se mérite, par l'audience qu'elle rencontre, une prolongation, communément qualifiée de nouvelle saison, celui-ci, de petit duc, aura un nouvel épisode.

Mona Ozouf , dont j'avais, en 2005, vivement apprécié le Varennes : La mort de la royauté -- 21 juin 1791, m'en a fourni l'occasion avec cet article où elle commente la publication, en 1988, du huitième et dernier tome des Mémoires (1721-1723) du duc de Saint-Simon dans l'édition établie par Yves Coireault pour la Bibliothèque de la Pléiade. Soit environ huit mille pages. Cet article est tiré du recueil que l'historienne vient de publier chez Gallimard, où elle regroupe une vaste sélection d'articles parus au Nouvel Observateur. Côté histoire, l'éditeur de la rue Sébastien-Bottin nous gâte avec ce recueil, et avec celui de l'autre grand historien qu'est Pierre Nora, l'inventeur des Lieux de mémoire, l'un et l'autre étant de semblables bonheur de lecture, du moins à ce que j'ai pu en constater par les extraits -- généreux , une centaine de pages en tout -- qu'il est possible de télécharger gratuitement à partir du site de votre librairie électronique favorite. Extraits que j'ai lus à bord du train en direction pour Québec jeudi matin, à une heure où je suis d'habitude à l'horizontale un chat au pied de mon lit.

En voici un extrait qui décrit bien le projet de Saint-Simon, et précise, avec une telle élégance, ce que je tentais de dire dans mon article :
« Haïssant avec volupté, médisant avec rage, injuste et toujours en tempête, Saint-Simon ne lâche jamais sa chimère : la défense et l'illustration de la dignité des ducs et pairs. Dignité récente dans la famille : la compétence d père de Saint-Simon en matière de chevaux lui avait valu cette faveur de Louis XIII. Mais précisément : Saint-Simon connaît le tourment des nouveaux promus. Il faut faire front à la superbe du degré supérieur (les princes du sang); il faut surtout contenir l'avidité du degré inférieur: le rêve serait de fermer derrière soi, maintenant qu'on l'a franchie, la barrière de la pairie. »
C'est qu'elle ne se fermera pas, cette barrière, Louis XIV continuant à faire de nombreuses et dégradantes promotions...

Son l'ultime mission politique aura été la négociation (je résume...) du mariage de la fille du Régent (Phillippe d'Orléans) avec le prince des Asturies (équivalent, pour l'Espagne, du Dauphin en France) et celui du jeune Louis XV avec l'Infante. C'est qu'il fallait « un seigneur de marque et titré, spécialiste des épineuses questions d'étiquette. Notre négociateur n'a pas été peu fier d'obtenir, pour lui-même et son fils, de la part du roi d'Espagne Philippe V, le petit-fils de Louis XIV -- quelle famille --, la dignité de Grand d'Espagne -- la grandesse -- :  quand on saura que « les grands d'Espagne, malgré leur notoire infériorité historique sur les pairs français, peuvent se couvrir devant le roi, privilège contesté en France aux ducs et pairs », on comprendra qu'il est possible d'accepter de se ruiner pour un chapeau !


Dernière source de fureur de Saint-Simon : le sacre de Louis XIV en 1723 d'où le peuple est exclu. Scandaleuse rupture de l'accord symbolique entre le roi et ses sujets. Faute « tant contre l'esprit que contre l'usage » dont Mona Ozouf tire la conclusion suivante :
« ... après ce roi-ci, les Français n'ont plus que deux rois à sacrer. En exécutant le premier, en chassant le second, ils vont montrer qu'on peut bien évincer le peuple du consentement originel, mais qu'il se réserve désormais le dernier mot dans la scène finale. »

À écouter : Répliques d'Alain Finkielkraut avec Mona Ozouf.

Présentation :
« J’ai réuni dans ce livre des articles que, pendant quarante ans, j’ai donnés au Nouvel Observateur. C’est une actualité littéraire fantasque qui les a souvent inspirés et les figures imposées du journal qui en ont dicté la forme : une brocante où le hasard semble avoir plus à dire que la nécessité. Et pourtant, cette promenade buissonnière à travers les livres dessine peu à peu un itinéraire familier. On trouvera ici les aveux du roman, les mots des femmes, l’ombre portée de la Révolution sur les passions françaises et un tableau de la France et des Français où l’on voit une diversité obstinée tenir tête à la souveraine unité de la nation. Ces rencontres d’occasion avec les œuvres et les figures du passé me renvoient donc à mes goûts et à mes attaches. Je n’ai pas de peine à retrouver en elles des voix amicales et des présences consolantes. J’y vois aussi surgir l’événement intempestif, la rencontre inattendue, la surprise des sentiments. La littérature et l’histoire, sur la chaine usée des destinées humaines, n’ont jamais fini de broder les motifs de la complexité humaine. Telle est la cause des livres ». (Mona Ozouf)