Louis de Rouvroy, duc de Saint-Simon |
Voici déjà que je déroge à mon plan de lecture pour une excursion dans le temps, vers mon cher Grand Siècle, tel que nous le font voir, grâce à Michel Delacomptée, les Mémoires duc de Saint-Simon. Temps révolus, mais non point perdus : l'auteur nous offre un aperçu du règne de Louis XIV et de la Régence tel que composé par Saint-Simon, un témoin capital de l'époque, bien que retiré des affaires, comme récit de la grandeur perdue -- déjà un déclinologue -- de la France, décadence dont celui-ci rend le Roi Soleil responsable, lequel, toujours selon lui, n'a pas été le grand monarque que l'on croit et aurait, manqué à son devoir de souverain en dilapidant l'héritage reçu de Louis XIII.
Louis XIV qui aurait dévoyé l'idée de grandeur, laquelle n'est ni la recherche de la gloire personnelle, ni l'étalage de biens accumulés -- fut-ce sous forme de châteaux grandioses, mais bien « une grandeur d'exigence éthique et vertueuse », comme le signale l'auteur dans l'émission Les nouveaux chemins de la connaissance. Louis XIV aurait, avant l'heure, été un grand narcissique... Ce qui, selon le petit duc, n'était pas le moindre des défauts du roi, qui aurait perverti, au mépris des lois du Royaume -- ce qu'on nomme de nos jours la constitution -- la fonction royale -- la monarchie dite absolue --, oubliant qu'il était le dépositaire, au nom de Dieu, du pouvoir, en ayant l'audace de se considérer, sur le plan temporel, comme l'égal de Celui-ci. D'où sa scandaleuse volonté de légitimer ses nombreux bâtards, de les inscrire dans la ligne de succession, et, honte suprême, de leur donner préséance sur l'illustre et antique sang du Royaume : les ducs et pairs. Il se serait par ailleurs agi en despote -- on dirait aujourd'hui « dictateur » -- en abdiquant, son pouvoir entre les mains de ministres qui n'étaient pas « nés », c'est à dire issus de la lie du peuple, « mus par l'appât du gain et la promotion de leur famille », qui étaient du fait des rivalités et des intrigues assujettis à son bon vouloir, c'est à dire à son caprice, et aussi à celui de l’infâme Maintenon :
« ... dont la boue natale suintait par tous les pores, transformée, d'une Mme Scarron insinuante et galante, en la gouvernante des bâtards du Roi, de gouvernante des bâtards du Roi en sa séductrice aux charmes usagés, de sa séductrice en favorite secrètement épousée, d'épouse morganatique en reine omnipotente, et de reine aux engouements versatiles en dévote qui se croyait une Mère de l'Église. »
Delacomptée s'interroge en outre sur la genèse des Mémoires, sur les raisons qui ont, pour parler contemporain, poussé un has been de la politique, duc et pair du Royaume, a reprendre vers 1739, quarante ans plus tard, son projet de témoigner de son époque, lui qui n'avait rien publié (l’œuvre ne le sera que longtemps après sa mort) et dont l'attention, jusque là, portait surtout sur l'histoire de sa famille et celles des autres grandes familles de la noblesse et un Parallèle des règnes des trois premiers Bourbons.
Il faut rappeler que ces mémoires constituent un des monuments de la littérature française, que ce n'est pas un écrivain professionnel qui en est l'auteur. Une oeuvre qui allait assurer sa survie bien plus que son rôle politique sous la Régence :
« Survie non par l'exactitude des faits rapportés, encore moins par l'enseignement dispensé aux conducteurs du peuple, mais par l'incommensurable regard jeté sur la cour de France et, tout autant, par ce qu'il évoque avec un zeste de coquetterie, à l'extrémité des Mémoires : son style. "Je ne fus jamais un sujet académique; je n'ai pu me défaire d'écrire rapidement." Il n'a pu rendre son style "plus correct et plus agréable", et il demande "une bénigne indulgence". »Ultime citation, sur cette fameuse langue de Saint-Simon, dont on retrouve les traces depuis Stendhal jusqu'à Proust :
« C'est une langue foncièrement libérée des régents de collège, humorale, cravachée, pétulante, gonflée d'excès rageurs, boursouflée d'hyperboles, de métaphores farouches, d'incidentes à rallonges, dont le déferlement catapulte des adjectifs énormes dans des rafales de verbes qui se bousculent avec l'énergie d'une épopée sauvage. [...] Des expressions lui remontent des périodes où vivaient ses aïeux, d'autres lui arrivent directement de la sienne, il en crée, il en recompose, registres de toutes sortes par une fidélité absolue à la langue française dans l'intégralité de ses différentes couches, dans l'étendue intemporelle d'une naissance toujours actuelle et jamais terminée, jamais déterminée non plus par l'âge de son écriture, qui l'enfermerait. C'est une langue qui ne renie rien. »On n'est pas loin du pastiche... mais c'est si bien tourné ! J'aimerais vous en donner des exemples de cette langue de Saint-Simon, notamment certains des portraits où rarement une plume aura été plus juste, mais ce serait dépasser le cadre que je m'impose pour mes billets. Je compte néanmoins y revenir, pour vous parler de ma propre rencontre avec Saint-Simon il y a maintenant une bonne trentaine d'années. Mais en attendant, l'essentiel est que vous n'hésitiez pas à suivre le guide Delacomptée.
La Ferté Vidame, le château du temps de Saint-Simon |
Présentation de l'éditeur :
« Saint-Simon vivait entouré de tableaux. Ils peuplaient par dizaines les murs de son château, portraits de famille, portraits de Louis XIII encadrés dans les boiseries, fixés au-dessus des glaces, peints sur toile, peints sur bois, en estampes, buste de Louis XIII sur un piédestal, la tête en cire ceinte d'une couronne en cuivre, portraits de Mme de Saint-Simon, de Rancé, du duc d'Orléans, du cardinal de Fleury, du cardinal de Noailles, du cardinal Dubois devant la chaise percée, et, dans une chambre au premier étage ayant vue sur le parc, du feu duc de Saint-Simon et de la feue duchesse, sans autres précisions, le duc Claude et Charlotte la mère, ou Diane sa première épouse. Saint-Simon n'apparaît jamais, aucun tableau de lui. »