mardi 26 juillet 2011

Le tombeau des anges

Gilles ORTLIEB, Tombeau des anges, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, février 2011 (100 pages).

Qui n'a pas, une fois, visité le site d'une ancienne habitation humaine, village, ville, château -- je songe à Carthage, à Pompéi, à Montségur ? Et aura imaginé la vie quotidienne en ces temps-là. Ou ces villes devenues fantômes, villes champignon qui surgirent pendant la ruée vers l'or au XIXe siècle, ou autour d'une exploitation minière ou industrielle dont elles étaient tributaires et disparurent à la fermeture de celle-ci.

« Que reste-t-il lorsqu'il ne reste plus rien, lorsque tout ou presque a disparu ? » se demande l'auteur de Le tombeau des anges, très belle évocation du temps qui passe et du présent qui se survit en Lorraine, ancien foyer sidérurgique de la France dont le déclin s'est étendu sur un bon quart de siècle. On parcourt avec lui ces villes en « ange » qui portent encore les traces, comme autant de cicatrices, de ces établissements grandioses et gigantesques, maintenant détruits ou réhabilités, qui en étaient le cœur au temps du grand capitalisme industriel des XIXe et XXe siècles. Par parenthèses, on aurait aimé une explication sur l'étymologie de la terminaison « ange » mais sachons que, en allemand -- cette province, duché jusqu'en 1766, ayant été, au fil des siècles tantôt française, tantôt allemande -- elle était en « ingen ».
« Terre-pleins et herbes folles ont beau, depuis, proposer leur propre définition du vide, ils parviennent rarement à faire oublier que le vide, dans ces cons qui auront un temps hébergé la plus forte concentration d'usines au monde, c'est d'abord et surtout de l'autrefois plein. »
Le charme de ce Tombeau ne tient pas du tout d'une déploration nostalgique sur un âge d'or révolu; conforme à l'acception -- plus rare -- du terme, il émane d'une « composition poétique ... écrite à la mémoire d'un grand artiste » (Trésor de la Langue française), où le grand artiste serait la population victime de la désindustrialisation qui a détruit « ces villes de peu [...], ces agglomérations le plus souvent ingrates pour l’œil, et qu'on ne peut traverser sans se demander à la dérobée si et comment il serait possible d'y vivre -- sans rien ignorer naturellement, par avance, de la réponse. »

Certes on y voit, comme à Gandrange (devenue page 56 Grandrange), l'ensemble industriel « affalé de l'autre côté de la rivière, sous l'apparence d'un rhinocéros grisâtre, couleur de boue séchée et pas moins préhistorique d'allure, à la double corne en forme de tuyères fumantes » qu'est l'usine, mais on rencontre aussi ceux qui sont resté, vieux pour la plupart, qui vous parlent du temps d'avant, du temps où il y avait de l'emploi, là, au creux de la mine, et qui passent le temps qui leur reste dans l'un des quelques cafés qui n'a pas encore fermé. Je songe en particulier au très beau chapitre Le nom de Langres articulé au futur antérieur :
« Un samedi matin de juin, à deux pas de la rue Constance-Chlore qui donne sur le chemin de ronde, et pendant que les cloches de la cathédrale Saint-Mammès s'obstinaient à faire sonner, sur deux notes, ce qui aurait pu ressembler à un va-et-vient insistant entre passé, présent, passé, présent, passé, des sexagénaires en chemisette de toile et sandales ou espadrilles auront, sans hâte, remonté la rue Diderot qui est un peu la colonne vertébrale de ce poisson plat et haut perché, non ébarbé de ses remparts, que forme la ville de Langres. Un panier à la main, ... ils auront salué d'un signe de tête... »
On ne pourra pas, par ailleurs, ne pas être touché par la série de lettres achetées « au prétexte des timbres » adressées à Mme Gisèle Crespin ou à l'un des siens entre le 20 août 1947 et le 21 octobre 1970.

Et dans trois ou quatre siècles, un passant sur la route des « anges » se demandera comment, autrefois, on a vécu ici, laissant libre cours à son imagination. Le beau livre de Gilles ORTLIEB nous donne accès à un temps désormais perdu et nous place dès maintenant, et avec un réel plaisir littéraire, dans cette situation de futur antérieur.

Présentation de l'éditeur :
« Ces « anges »-là n'ont rien de célestes, puisqu'il s'agit ici des terminaisons des noms de villes de cette région de Lorraine autour de Thionville, Florange, Hayange, Gandrange, Uckange, Hagondange et tant d'autres. Des localités de cette « vallée des anges » que l'on appelait aussi, il n'y pas si longtemps, la « vallée du fer ». De cette épopée sidérurgique, mines et aciéries étroitement imbriquées sur quelques centaines de kilomètres carrés, rien ou presque ne subsiste aujourd'hui : usines dépecées, cités ouvrières vidées, commerces en perdition. De ce constat d'un monde révolu, Gille Ortlieb tire un propos tout à la fois nostalgique et plein d'humour, à l'exemple de ces sinistres banlieues industrielles moribondes aux magasins minables, mais dont les rues portent des noms si bucoliques. Si les derniers vestiges s'effacent à coups de bulldozer, si les acteurs de cette épopée industrielle disparaissent les uns après les autres, Gilles Ortlieb n'idéalise pas pour autant le passé, dont la rudesse, la violence, parfois, ressurgit au fil des documents, par exemple ces motifs de licenciements, cités in extenso, témoins éloquents d'un temps où l'usine nourrissait l'homme, mais broyait l'individu.

Vous voudrez sans doute écouter l'auteur parler de son livre : France Culture : Du jour au lendemain, Gilles Ortlieb

lundi 25 juillet 2011

Citation


La ROCHEFOUCAULD, Maximes in Œuvres complètes, la Pléiade - Gallimard, Paris, 1964 (986 pages).

Voilà un titre que nul, même parmi mes inconditionnels, ne lira -- j'ai ma réputation de lecteur de livres difficiles à préserver (comprendre en sous-titre élitiste), et quoi de plus difficile qu'un recueil d'un moraliste du XVIIe siècle, je vous le demande ?

Soixante-dix pages, et une grosse dizaine pour le commentaire. Soit un peu plus de deux heures d'une lecture à pas lent. Ou l'équivalent d'un des blockbusters à cent millions de l'été.

En voici donc une, de ces maximes :
« On a bien de la peine à rompre quand on ne s'aime plus. »
Trois cents ans plus tard, Barbara a chanté : « C'est parce que je t'aime, que je préfère m'en aller. »

Et Aznavour : « Il faut savoir quitter la table, lorsque l'amour est desservi. »

Élitiste, mais éclectique...

lundi 18 juillet 2011

Une langue venue d'ailleurs


Akira MIZUBAYASHI, Une langue venue d'ailleurs, préface de Daniel PENNAC, Gallimard : L'un et l'autre, Paris, janvier 2011 (268 pages).

Voici un récit qui, à la longue, a fini par me séduire, et que je recommande sans hésitation. La collection L'un et l'autre propose, sous sa couverture bleue, le plus souvent le récit de la rencontre entre un auteur et son héros secret : entre portrait et autoportrait. Ici, le héros est la langue française, que le narrateur qualifie de paternelle. Le livre est très joliment articulé moins sur la notion de double que sur celle de l'entre-deux : Akira MIZUBAYASHI ne sera jamais tout à fait Français, mais n'est plus tout à fait Japonais, se situant désormais entre deux langues, entre deux mondes. Pas question d'étrangeté, mais d'étrangéité. Ce qu'il exprime très bien comme il suit :
« Le jour où je me suis emparé de la langue française, j'ai perdu le japonais pour toujours dans sa pureté originelle. Ma langue d'origine a perdu son statut de langue d'origine. J'ai appris à parler comme un étranger dans ma propre langue. Mon errance entre les deux langues a commencé... Je ne suis donc ni japonais ni français. Je ne cesse finalement de me rendre étranger à moi-même dans les deux langues, en allant et en revenant de l'une à l'autre, pour me sentir toujours décalé, hors de place. Mais, justement, c'est de ce lieu écarté que j'accède à la parole; c'est de ce lieu ou plutôt de ce non-lieu que j'exprime tout mon amour du français, tout mon attachement au japonais. »
L'auteur propose au lecteur de le suivre dans la découverte puis l'adoption du français dans un parcours en trois étapes -- Tokyo, Montpellier et, enfin, Paris-Tokyo -- qui couvre une quarantaine d'années et est accompagné par la Suzanna des Noces de Mozart et l'oeuvre de Jean-Jacques Rousseau, qui sont, en quelque sorte les figures tutélaires, de cette longue et perpétuelle initiation.

J'ai été particulièrement touché par les pages où l'auteur explique les difficultés qu'il a rencontrées au contact des deux langues, lesquelles marquent aussi de significatives différences sociales : le rapport que la langue française établit entre soi et autrui n'est pas le même que celui que le japonais marque. L'exemple des expressions appellatives ( « monsieur », « madame », « mon chéri », « ma grande », etc. ) est, pour nous, francophones, assez surprenant :
« On croit que « bonjour » et « merci » relèvent d'un vocabulaire universel accompagnant les gestes fondamentaux de salutation et de gratitude. On se trompe, car ces mots d'apparence simple sont en réalité d'un maniement subtil pour ceux qui sont venus d'ailleurs, en ce sens qu'il est profondément lié à la manière particulière d'être avec autrui qu'implique la langue française. « Bonjour » comme « merci » présupposent un être-ensemble fort différent de celui qui se trouve inscrit dans la langue japonaise. Je me suis vite aperçu q'on ne pouvait pas dire en France « bonjour » et « merci » comme on dirait au Japon « konnichiwa »... et « arigatô ».

...

« Je viens d'un pays et surtout d'une langue où, pour établir des relations avec une personne considérée comme un habitant un monde qui n'est pas le vôtre, on s'excuse sans cesse, don demande pardon à tout bout de champ, comme si on devait avant toute chose tempérer la violence inhérente à un tel geste d'amorce relationnelle. Les formules d'excuse remplacent presque celles de remerciement. Les demandes d'amour ne s'énoncent pas; pour dire « Je vous aime » (qui veut dire : « Aimez-moi »), on se contenterait de dire : « Ce soir la lune est belle. »
Si l'auteur s’accommode bien de l'entre-deux, il redoute incessamment le porte à faux.

Très intéressantes aussi les pages sur l'apprentissage de la littérature et de la critique littéraire -- l'auteur a fait Normale Sup. Et celles, plus personnelles, sur la façon dont se vit la dualité linguistique avec sa conjointe et sa fille (et même avec son chien).

Le tout dans un français qui, pour être parfois un peu corseté, ne manque pas d'élégance. En revanche, je trouve moins heureux tels passages « expressifs » où l'auteur tombe dans un style collégien assez convenu, et, ma foi, un peu pompier :
« Le mois de septembre, parfois d'une accablante chaleur, était vite passé. Un jour il y eut un orage terrible. Une pluie diluvienne tomba pendant deux heures. Le ciel zébré et les grondements de tonnerre signalaient le changement de saison. Le calme revenu, un majestueux arc-en-ciel se dessina. C'était un spectacle grandiose... ».
Présentation de l'éditeur :
« "Le français, dit Akira Mizubayashi est ma langue paternelle." Voici donc un Japonais qui habite notre langue. Plus, qui la vit. Soit un jeune Japonais des années 70. Accablé par les « maux de langue » que lui inflige son idiome natal, qu’il juge paralysé par le conservatisme, avili par l’injonction consumériste et tétanisé par l’hystérie mimétique des doxas soixante-huitardes, il étouffe. Il se sent immensément seul. Et se tait. Quelque chose en lui aspire à une existence dont les moyens lui manquent. Il lui faut un outil de penser, une méthode pour accéder à ce qui, confusément, se dit en lui, une langue sienne, pour y renaître. Ce sera le français. Et le voici séjournant en France, épousant une Française, à ce point familier de notre langue qu’il ne l’est plus vraiment de la sienne. Presque français et plus tout à fait japonais. Presque français car le français qui se parle ne se laisse jamais tout entier posséder par une oreille née ailleurs, plus tout à fait japonais car ce qui se pense désormais en lui, il doit le traduire en sa langue natale, inadaptée à la structure même de cette pensée. Akira Mizubayashi passe donc sa vie entre ce presque et ce plus tout à fait. Loin d’être un lieu de frustration, cet espace de double « étrangéité » est le terrain d’une permanente recherche de l’exactitude. Ceux qui le connaissent, savent que la question la plus fréquente posée par Akira Mizubayashi, sur ce ton de calme concentration qui le caractérise, est : « Comment dire ? » Question à ne pas prendre pour une quelconque interrogation lexicale ; elle dit l’exigence intellectuelle d’un homme qui a voué sa vie à penser au plus précis pour parler au plus juste. Exigence dont Une langue venue d’ailleurs témoigne fort justement. »

samedi 9 juillet 2011

C'est la culture qu'on assassine


Pierre JOURDE, C'est la culture qu'on assassine, préface de Jérôme GARCIN 

Balland, Paris, janvier 2011 (284 pages)

Voici un titre qui s'ajoute assez bien à ma séquence « livre sur les livres », quoique le recueil des articles que Pierre JOURDE a publié dans son blog du Nouvel Observateur déborde la seule littérature pour s'intéresser aux médias, à l'éducation (ou à la décadence d'icelle en notre monde marchand) et à la politique culturelle de la France.

JOURDE a toujours été en marge des milieux officiels et serait tenus, dans ceux-ci, comme un vilain réactionnaire élitiste. Son essai, qu'il qualifie de satire, La littérature sans estomac, avait, comme il se doit, déclenché une belle polémique en 2003.

Ce recueil est d'une lecture généralement agréable, le blog est un peu à l'essai ce que la nouvelle est au roman, si je puis oser cette comparaison, et JOURDE nous offre un concentré de ses opinions ès affaires culturelles, bien que, c'est le travers de la formule, le style soit un peu rugueux et que l'argumentation ne donne pas dans la nuance.

Les articles regroupés sous les titres Livres et écrivains et Éthique et littérature m'ont le plus intéressés, on remarquera la verve et la fougue de l'auteur dans la critique littéraire et ses vues sur l'utilité de la littérature et la morale de l'art. Au passage, j'ai eu le plaisir de constater que JOURDE et moi avons le même avis sur Pierre SENGES : « un authentique inventeur ».

C'est toujours le même débat, par ailleurs, entre bonne et mauvaise littérature, le succès étant, selon les critères marchands, gage de qualité, les « vrais » auteurs alléguant, quant à eux, que la postérité leur donnera raison et que nul ne se souvient plus, surtout pas les manuels scolaires, des gloires éphémères de naguère.

Sur toute cette question, une des plus populaires resucées culturelles, personne n'a été plus clair qu'André MALRAUX dans L’Homme précaire et la Littérature, paru à titre posthume en 1977 chez Gallimard, et repris dans ses Oeuvres complètes VI en Pléiade.

En un mot, MALRAUX oppose le produit et la création. Le premier est de son temps historique, la seconde appartient à son époque, certes, mais aussi « au temps de quiconque l'admire, en tant qu’œuvre. » Il donne une analogie très significative : « ... une statue du Portail Royal de Chartres appartient simultanément au XIIe siècle qui l'a conçue, à l'éternité pour le chrétien qui la prie, au présent pour l'artiste qui l'admire. » De même les Illusions perdues et Le Rouge et le Noir n'appartiennent pas qu'à la Restauration. En revanche, il y a fort à parier que les produits de telle écrivaine coqueluche des médias et qui rafraîchit les étals année après année n'appartiendront à aucun autre temps que le sien, et surtout pas à celui de la littérature. On verra dans ceux-ci le témoignage du gagne-pain d'une petite bourgeoise de la seconde moitié du XXe siècle ou de la façon dont elle donne à voir les us et coutumes de son époque, jamais une œuvre d'art : « ... on comprendra que la bibliothèque et les romans dits populaires (d'aventures, policiers, historiques, sentimentaux) ne sont pas séparés par une différence de talent, de degré mais de fonction. Le trésor de la Série Noire et les Classiques de poche n'ont en commun que l'imprimerie. »

En clair, ça n'est pas la même chose. Inutile, donc, de comparer produit et création, quand leurs auteurs peuvent avoir l'un et l'autre du talent, du style, un « sujet ». Mais la métamorphose -- notion capitale chez MALRAUX, j'y reviendrai -- ne vise que la seconde, l'extirpant du temps historique : « celle de Cézanne, sur ce qui, dans une pomme de Cézanne, ne ressemble pas à une pomme. Celle de Flaubert, sur ce qui, dans Madame Bovary, ne ressemble pas à Ry, modèle d'Yonville pour les touristes. »

Mais, à défaut de lire ou de relire le bel essai de MALRAUX, on pourra fort bien réfléchir à la question de la littérature en compagnie de Pierre JOURDE, quoique je me demande si celui-ci ne confond pas, parfois, produit et création dans son combat contre la médiocrité et la vulgarité qui, selon lui, assassinent la culture.

Présentation de l'éditeur :

« Le barbu sur l'image de la couverture. c'est la culture qu'on assassine. Mais on peut y voir aussi l'inverse : celles et ceux dont on a entrepris d'asservir l'esprit, et qui se révoltent contre l'empire de la crétinisation. Les pouvoirs économique. politique. médiatique se conjuguent pour nous plonger dans une nouvelle barbarie : abandon de l'école publique, transformation des universités en monstres bureaucratiques. télévision avilissante, ruine des instituts culturels français. mépris affiché pour la littérature, journalistes usinant du cliché. promotion de faiseurs au rang de grands écrivains. mort de la culture populaire, disparition de l'esprit critique. Face à cette agression. tous les coups sont permis. notamment ceux de l'ironie. Contre les fausses valeurs et la déréalisation propagées par les médias, la littérature est une résistance. »

Cartographie onirique : Environs et mesures


Pierre SENGES, Environs et mesures, Le Promeneur, Paris, mars 2011 (103 pages).

« Il nous faut des lieux de merveilles auxquels penser avec avidité (avec envie, ou même cupidité : des sentiments rabaissants pour mettre à notre portée des objets de haut vol) -- par exemple le royaume du Prêtre Jean, Ophir et les Champs Élyséees : impossible d'y installer une succursale, mais envisager de le faire, ça oui : s'y rendre sans en atteindre les frontières ni les portes, en revenir sans y avoir séjourné. Nos au-delà sont de cette sorte : on en voit revenir des hommes, comme Orphée des Enfers, chargés de récits au lieu d'or véritable, et chargés de rumeurs; d'autres aventuriers appareillent pour faire le voyage -- on ne les reverra plus. Le reste est affaire de gloses : les eaux territoriales des Sept Cités ne sont pas tant et tant d'hectares remplis de tant et tant de mètres cubes d'eau saum¸atre, mais une bibliothèque entière, et parmi les lecteurs, ceux qui y croient, ceux qui n'y croient pas, ceux qui se contentent de lire et n'ont pas à choisir, tant que leur lecture se prolonge, entre crédulité et scepticisme. Voilà les îles merveilleuses semées entre l'Europe et l'Amérique, puis entre l'Amérique et les Indes : des lieux soumis à d'étranges climats, intermédiaire entre ce qui est et ce qui n'est pas. »

Une fois n'est pas coutume, je laisse la parole à mon auteur, une large citation -- en l'espèce, un chapitre entier --, mais il m'en a donné la permission, qu'il en soit remercié, car, depuis le temps que je commente ses livres avec l'espoir que vous les lirez, et celui que vous les aimerez aussi, puis, les ferez lire et aimer à votre tour, je n'ai rien trouvé de mieux que cet extrait de Environs et mesures, pour, bien mieux que l'appât de la présentation de l'éditeur, attirer votre attention sur Pierre SENGES.

C'est dans les textes les plus brefs que je le préfère, il me semble que la brièveté et la concision lui réussissent, suscitant chez moi un rare émerveillement. De la finesse dans l'invention, et pourtant ce n'est pas de la fiction, même si c'est une merveille d'imagination : inclassable, je vous le dis, inclassable. Ce chapitre vous donne l'essentiel de sa manière et de son style, reconnaissable aussi à sa ponctuation. Et, pour moi, cela vaut mieux que tous les billets en première classe à bord du meilleur avion de la meilleure compagnie aérienne du monde, oui, il vaut mieux que n'importe quel antipode. Accompagnez, pour plus de plaisir, sa lecture, pour un plus grand bonheur, du SCARLATTI de Scott ROSS, ou si vous n'êtes pas très clavecin, du RAMEAU d'Alexandre THARAUD. Un bon thé vert de Chine lui convient aussi très bien.

Présentation de l'éditeur :
S'inscrivant dans la suite de La réfutation majeure (2004) mais sur le mode de l'essai, Environs et mesures propose de comparer géographie réelle et géographie imaginaire. Les tentatives menées, d'un bout à l'autre de l'histoire, pour fixer sur une carte des lieux imaginaires font naître, sous la plume de Pierre Senges, un étonnant catalogue, écrit à la manière de Sir Thomas Browne ou de Robert Burton. Regroupant des catégories hétérogènes qui auraient ravi Borges (" paradis ", " enfer ", " lieux de l'Odyssée ", etc.), le texte s'attarde aussi sur quelques figures étonnantes : l'historien Victor Bérard qui passa vingt ans de sa vie, au tout début du siècle dernier, à chercher l'île de la nymphe Calypso, ou la dizaine de chercheurs qui tentèrent de localiser, sur une carte de l'Espagne, la " bourgade dont je ne veux pas me rappeler le nom ", évoquée par Cervantès au tout début de Don Quichotte. Au-delà du plaisir encyclopédique à énumérer noms de lieux exotiques et figures de géographes sérieusement cocasses, ce bref essai tente d'expliquer les raisons qui ont poussé tant de savants à assigner en un endroit précis des territoires de pure fiction; il montre comment l'imaginaire et le réel, le flou et la précision se prolongent l'un l'autre, nourrissant notre curiosité et notre émerveillement. Et ces explications ne sont pas là pour servir de leçon, mais au contraire pour inviter le lecteur à découvrir une autre forme de gai savoir, par le voyage ou par la lecture.

mercredi 6 juillet 2011

« N'essayez pas de dissimuler, je sais que vous parlez ma langue. »

Jacques ABEILLE, Les Barbares, Éditions Attila, Paris, mai 2011 (556 pages).

Que ne ferait-on pour la littérature -- plus modestement, pour un livre ? Arrivé hier, apprends-je de mon libraire, il m'attend, le nouvel ABEILLE. Le ciel est menaçant, baste ! me dis-je, la pluie attendra. C'est au sortir de la librairie, conversations et compliments d'usage, que je constate que la menace se réalise. La pluie n'a pas attendu. L'auteur à adjectifs la qualifierait de diluvienne; à adverbes de forcément diluvienne, surtout s'il a traîné du côté de la Duras.

Le voici bien en place sur ma table d'à lire. Pour l'heure, j'ai deux L'un et l'autre en cours, ne sachant me décider pour l'un ou l'autre : Tombeau des anges de Gilles ORTLIEB et Une langue venue d'ailleurs d'Akira MIZUBAYASHI (cliquer sur les liens pour plus de détails sur ces livres).

 Présentation

« Dans un monde et une époque indéterminés, la ville de Terrèbre se retrouve subitement occupée par les troupes barbares d’un mystérieux Prince. La population s’accommode comme elle peut des nouvelles conditions de vie que leur imposent ces cavaliers venus des steppes. Un modeste professeur d’université, linguiste, se retrouve dans une position singulière : seul à connaître la langue pratiquée par les envahisseurs, il met ses connaissances au service des habitants. Un jour, les cavaliers enlèvent cet homme et le conduisent auprès du Prince. Celui-ci propose au savant de l’accompagner dans l’ultime périple qu’il prévoit à travers le monde des Contrées. Commence alors un fabuleux voyage qui les ramènera au pays des Jardins statuaires, à la recherche des légendes d’un monde peuplé de paysans, de prostituées, de chasseurs et d’amazones...»
Lisez aussi le très intéressant commentaire de Jean-Didier WAGNEUR paru dans Libération du 23 juin dernier : Jacques Abeille, leçons de Terrèbre