vendredi 28 juin 2013

Du côté de chez Somerset

FLOC'H et RIVIÈRE, Villa mauresque : Somerset Maugham et les siens, La Table Ronde, Paris, mai 2013 (104 pages).

Somerset Maugham était, si je me souviens, au programme des cours d'anglais au collège, mais à quel niveau, et quelle œuvre ? Ou bien ne s'agit-il pas d'un souvenir imaginaire, madeleine détraquée, songez-y, lire et étudier, fût-ce pour apprendre la langue de l'ennemi, et protestant encore, un auteur aux mœurs loin d'être au dessus de tout soupçon ? Les bons pères de la Société y auraient-ils consenti  ? Ayant lu le billet de Pierre Assouline sur son blog La république des lettres et étant, quelques jours après, de passage chez mon libraire, quelle ne fut pas ma surprise d'y retrouver le livre en cause, et déjà arrivé dans nos lointaines (par rapport à la Douce France, s'entend) contrées ; celui-ci, fort sage personne et docte ès bandes dessinées, ayant donné son aval, je me portai acquéreur, bien que donnant moins que naguère dans ce genre fort prisé encore, et même chez des gens fort respectables de mon âge -- il en est -- , mes années Tintin, Astérix, Gaston, Achille, Agrippine, pour ne citer que le gratin, ayant rejoint celles des dames du temps jadis et de leurs roses ce matin écloses -- ces livres occupant désormais, je l'espère, après leur transmission en guise de legs anticipé, l'imagination de lecteurs d'une autre génération. Et me délectai, une heure durant, de cette acquisition en forme de biographie « à la Rashomon », oserai-je la comparaison : l'intéressé lui-même et plusieurs comparses donnant, à tour de rôle et chapitre après chapitre,  le narré de quelques épisodes de cette longue vie d'écrivain célèbre. À quelque jour de mon départ pour cette France, je me suis vu par anticipation transporté sous le doux climat de la Méditerranée -- et, au vu des reportages des gazettes télévisées, sans avoir à subir les inconvénients d'une météo que chacun, là-bas, s'accorde à décréter déréglée (mais déjà sous Daninos, entre naguère et jadis, ne l'était-elle pas : « il n'y a plus de climat » étant déjà la lamentation obligatoire du tourisme en voie de massification.

Quatrième de couverture

« Il se révèle très délicat, dans le cas de Maugham, de le juger d'après son oeuvre. Le meilleur de Somerset Maugham c'est encore lui-même. Sa vie est plus riche que la somme de ses livres et sans doute est-ce mieux ainsi. »  Anthony Curtis

Incipit

« Les années ont passé, faisant de moi le fantôme de ces lieux tant aimés où j'ai sans nul doute vécu les heures les plus apaisées de mon interminable vie. Il n'est pas un recoin de ma chère maison qui échappe à l'amour dévorant et possessif que je lui porte. Depuis longtemps, j'ai marqué mon territoire, comme dirait Annette ma cuisinière. J'y ai disposé aussi judicieusement qu'il me semblait les trophées rapportés de mes nombreuses errances à travers le monde et j'ai tatoué, au seuil de la Villa Mauresque, le signe de la paix.
Parfois, il me semble que je suis né ici... »

mardi 25 juin 2013

Autour de Scott Fitzgerald

Roger GRENIER, Trois heures du matin - Scott Fitzgerald, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, novembre 1995 (260 pages).

Qui trop embrasse mal étreint... les nouveautés, le reprises, et quelques états d'âme comme assaisonnement m'auront fait oublié, dans mes brouillons, ce livre magnifique de Roger Grenier sur Scott Fitzgerald que je destinais à accompagner l'article sur Gatsby le Magnifique. Roger Grenier est l'un de mes auteurs favoris de chez Gallimard, un de mes grands anciens, et pourtant un de mes contemporains capitalissimes. Ne me tenez pas rigueur de cet oubli.

Je vous lasse sans doute avec mes perpétuelles recommandations : « Qui êtes-vous pour.... ? » m'a naguère asséné telle dame du micro, et il n'est pas une page que j'écrive, en scolie ou en apostille, sans que je me répète cette obsédante question. Comment partager ce goût, pourquoi partager ce goût ? Pourquoi et comment vous assurer que les quelques heures que vous passeriez à lire le bel essai de Grenier valent mille fois, et ici les mots valent mille images, le film clinquant de Baz Luhrman ?

Trois heures du matin : belles esquisses d'une vie de succès et d'échecs : « Quand je suis à jeun, je ne peux pas supporter le monde, quand j'ai bu, c'est le monde qui ne peut plus me supporter » écrit Scott. Et Zelda « la folle », et Hemingway le rival jaloux, et tant d'autres de ces premiers cinquante ans du vingtième siècle. Et aussi le déchirement entre la « bonne » littérature, ticket pour la postérité, et la littérature « facile »... indispensable pour le compte en banque.

J'écris d'un jet, peu importe. Une citation qui résume Gatsby :
« Gatsby le miséreux a réussi à posséder Daisy, la fille de milliardaires, grâce à la guerre et à son uniforme d'officier. Mais il a eu l'impression de commettre à la fois une escroquerie et un sacrilège. Il aura beau conquérir une immense fortune et étaler son opulence, pour retrouver celle qu'il aime, sa tentative aboutit à l'écrasement et à la mort. Il suffit à Tom Buchanan [l'époux ce Daisy], le vrai riche, de prononcer quelques phrases pour liquider Gatsby. Il n'a qu'à faire allusion aux origines de Gatsby et à son argent mal acquis. Aussitôt Daisy, malgré son amour, se retrouve d'instinct du côté de Tom. »
C'est toute l'Amérique qui se retrouve dans ce résumé, celle de l'argent qui distingue et qui tue.

J'écris trop rapidement ; tant pis. 

Présentation

« Quelle image surgit au nom de Francis Scott Fitzgerald ?
Le Fitzgerald de la défaite, de La Fêlure ?
L'excentrique de l'âge du jazz qui éprouve toujours le besoin de se faire remarquer et de se rendre insupportable ?
Le romancier respectueux de son art, mais qui gaspille son talent à écrire des nouvelles pour les magazines, parce que les besoins d'argent le prennent à la gorge ?
Le compagnon de Ring Lardner, de Hemingway, de Dos Passos, toujours prêt à aider les autres de ses conseils et à faire jouer son influence en leur faveur ?
Celui qui a la folie de trop demander à la vie et la sagesse de préférer l'écriture à tout le reste ?
Celui qui croit que l'on peut "tenir en équilibre le sentiment de la futilité de l'effort et le sentiment de la nécessité du combat ; la conviction de l'inéluctabilité de l'échec et pourtant la résolution de réussir" ? »

De manière à voir le Tage, « le souple Tage ancestral et muet »

André MAJOR, À quoi ça rime ?, Boréal, Montréal, avril 2013 (192 pages); également disponible sous format ePub.


Première expérience d'emprunt d'un livre électronique -- certains, dont Guy Bertrand, le redoutable Ayatollah des mots, de la SRC, inclinent à approuver l'usage de « livrel », sur le modèle de « courriel » -- à la Bibliothèque et Archives du Québec. La procédure est la même que pour l'emprunt d'une livre papier : réservation en ligne, un courriel informant l'abonné de la mise de côté, quelques clics et... ça y est.

Qui suit ces pages ne peut ignorer le grand bonheur que m'a procuré la découverte, il y a quelques mois, des trois recueils de récits de vie d'André Major. Découverte heureuse et bénéfique, qui m'a encouragé à me risquer à « écrire la vie » -- risques et périls certes. Le voici qui semble revenir au roman, et à saveur autobiographique en plus ; encore que, comme chez Modiano -- qui m'accompagne aussi depuis quelques semaines -- il est clair qu'il faut prendre garde de confondre le narrateur et l'auteur : nous voici en présence d'un récit de vie certes marqué de recoupements au réel, mais néanmoins œuvre de fiction : il y a de l'André en Antoine, mais pas identité, comme, selon le jour, il y a du Swann ou du Charlus en moi -- et même, las, de la Verdurin (nul n'y échappe).

Prendre le large, larguer les amarres : termes que l'on retrouve souvent dans ces œuvres, au point qu'on pourrait affirmer sans trop se tromper qu'il s'agit d'un thème tchékhovien : personnage en quête d'un éternel Moscou où il n'ira jamais, d'un ailleurs désiré, d'un moi qui ne souffrirait plus des aléas du moi incertain et, s'agissant de ce roman, d'un autre qui pourrait être aimé et aimer ? Oui, en effet « À quoi ça rime ? »
« Et je ne pouvais m'empêcher de me demander si aimer, ce n'est pas "se lasser d'être seul", comme le dit Pessoa. »
Livre à lire avec, comme musique de compagnie, le fado d'Alfredo Marceneiro. Je vous enjoint de suivre, comme je l'ai fait, la recommandation d'Antoine et, toute affaire cessante, et grâce à Internet qui nous met tout à portée d'un clic, de découvrir ces atmosphères portugaises riches de tristesse et de mélancolie. La première partie du roman se passe en effet à Lisbonne où Antoine vient accomplir un rite de passage, un témoignage de fidélité familiale.

Puis, quittant les rives du Tage, « le souple Tage ancestral et muet » comme l'écrit Pessoa, auteur qui, comme les russes chers au personnage -- et à l'auteur --, accompagne le lecteur, Antoine revient un moment sur rives de la rivière des Prairies.

Mais se voyant comme « ... le dernier représentant, sinon le fossoyeur, du monde que nous avions connu...et qui disparaissait au profit d'un présent tournant sur lui-même comme un derviche jusqu'à l'étourdissement, jusqu'à la perte de toute mémoire et la chute dans le vide. », Antoine, insatisfait de la vie contemporaine, de sa vie, à dire le vrai, de veuf et de retraité -- encore le « À quoi ça rime ? », et son côté Tchékhov -- se fera Alceste et quittera Montréal pour construire « sa cabane au Canada », comme diraient les cousins d'outre-Atlantique : il se retirera en son désert, au bort d'une cascade de la Montérégie (à défaut de Tage, ce torrent suffira). Écrivain, il renoncera au mots -- le monde les aura trop pervertis --, et ne pouvant plus construire d'écriture, c'est avec des matériaux bien concrets qu'il se fera une maison.
« Le fantôme d'écrivain... Je ne tolérais plus d'avoir à transcrire la vision que j'avais de la réalité pour que celle-ci existe pleinement. Les mots des autres, grâce auxquels tout prend une profondeur, une épaisseur et même un sens, devraient me suffire désormais -- je m'efforçais du moins d'y croire. »

«... on ne se sentait jamais de son âge, se voyant soit trop jeune, soit trop vieux, alors qu'en réalité on ne cesse jamais de douter de sa maturité parce qu'on demeure, même à un âge avancé, l'enfant de ses rêves quand bien même on prétendrait les renier. »
 « À quoi ça rime » est sans doute la question qui s'installe en nous tous, l'âge -- peut-on parler de sagesse ? découvrant, comme la mer se retire sur la nudité des galets, l'amertume du temps perdu à la vaine agitation du monde. Pour Antoine, ce sera cette cabane ; pour l'auteur, l'écriture d'un roman portugais comme un fado ; pour le lecteur, un plaisir doux-amer accompagné de l'entêtante question à laquelle il lui faudra répondre un jour.

Et ce jour là, il importera de placer sa chaise « de manière à voir le Tage »... Nul doute que la rime sera riche.

Présentation

« Que peut-il arriver à un homme une fois qu’il est parvenu au bout de son aventure, qu’il a quitté la route de son destin et qu’il ne se reconnaît plus d’autre patrie que l’humilité du monde tel qu’il est, plus d’autre souci que la simple possession de l’instant présent ? À quoi rime alors son existence et que peut-elle encore lui réserver ?

» Veuf depuis quelques années, Antoine vient en outre de perdre le vieil oncle à qui tout son passé l’attachait. Il part vivre son deuil au bord du Tage, à Lisbonne, avec pour seuls compagnons ses souvenirs et l’ombre toujours vivante de Pessoa. De retour au pays, il entreprend de déserter pour de bon en se construisant un ermitage au milieu des bois, où il pourra tout recommencer à neuf, se dépouiller de ses vieux désirs et réapprendre l’amitié des choses, la beauté de la nature, la lenteur du temps qui passe, le repos de la solitude et du silence. Mais ce qu’il ignore, c’est que la vie n’en a pas fini avec lui… À quoi tout cela rime-t-il exactement ?

» Depuis La Vie provisoire (1995), André Major avait délaissé la fiction pour se concentrer sur l’écriture (et la réécriture) de ses carnets. Fort de cette expérience, qui a été pour lui celle d’un regard à la fois plus exigeant et comme désabusé sur le monde et sur soi, il revient ici au roman, renouant avec le personnage de L’Hiver au cœur (1987) et retrouvant ses thèmes et ses paysages de prédilection, mais pour les traiter sur un ton nouveau, comme épuré, avec un art de la prose et un sens du récit plus mûrs et mieux maîtrisés que jamais. »

samedi 22 juin 2013

Reprise : La petite Bijou

Patrick MODIANO, La petite Bijou, Gallimard, Paris, avril 2001 (support papier ou électronique). 

Nous sommes en 1967. La dame dans la cinquantaine porte un manteau jaune quand elle passe à la station Châtelet et que vous, Thérèse Cardères, que l'on appelait quand vous aviez sept ans la Petite Bijou, l'apercevez, dans la foule. Jaune, mais la couleur comme fanée. Vous la suivez, c'est si facile de suivre quelqu'un dans le métro à Paris, dans la foule. Car il s'agit peut-être de votre mère, que vous croyiez morte. Il n'y a pas si longtemps, une douzaine d'années peut-être, bref : toute une vie.

Elle habite, près de Vincennes, une banlieue pauvre et triste, s'arrête au café le temps d'un kir, on la surnomme Trompe-la-mort, autrefois on la surnommait la Boche ; quelle ironie pour vous qui la croyiez morte au Maroc. Il y a si longtemps, une douzaine d'années peut-être. Il est loin le temps du Bois de Boulogne de votre enfance, le grand appartement vide de la rue de Malakoff et puis le petit chien, un caniche noir, qui s'y est perdu quand elle l'a promené.
« Un chien. Un caniche noir. Dès le début, il a dormi dans ma chambre. Ma mère ne s'occupait jamais de lui, et d'ailleurs, quand j'y pense aujourd'hui, elle aurait été incapable de s'occuper d'un chien, pas plus que d'un enfant. [...] Dans ma chambre j'avais peur d'éteindre la lumière. J'avais perdu l'habitude d'être seule, la nuit, depuis que ce chien dormait avec moi. [...] Ce jour-là, ma mère est allée à une soirée et je me souviens encore de la robe qu'elle portait avant de partir. Une robe bleue avec un voile. Cette robe est longtemps revenue dans mes cauchemars et toujours un squelette la portait. [...] J'ai laissé la lumière toute la nuit et les autres nuits. La peur ne m'a plus quittée. Je me disais qu'après le chien viendrait mon tour. »
En 1967, seule à Paris, à presque vingt ans, vivant de petits travaux à mi-temps, vous voici confrontée à un passé dérobé, que vous pensiez enterré au Maroc.

Dérobé, ce passé ? Alors que vous vivez dans le même hôtel, près de la place Blanche où votre mère a vécu un temps, avant d'être connue sous le nom de comtesse Sonia O'Dauyé, elle qui s'appelait Sonia ou Suzanne Cardères, et maintenant Mme Boré. Cet hôtel se trouve d'ailleurs dans la même rue qu'un club de nuit, Le Néant, où elle aurait dansé, votre mère, dans une revue obscure, avant de disparaître ?

D'autres personnages évanescents, les Valadier, Véra et Michel et leur petite fille -- oui, une petite fille en dissimule une autre, toujours le passé qui revient comme si... --, la grande maison vide au 70 du boulevard Maurice-Barrès, qui longe le Bois de Boulogne.

Dans le Paris de votre dépression, un regard se pose sur vous ; sans rien vous demander en retour, quelqu'un vous aide, vous écoute, s'inquiète de votre santé et met sa main douce sur votre front pour que vous dormiez, là ,sur votre lit, du côté de l'ombre. Pourtant, ces médicaments qu'on vous a procurés vous les avalez un soir, vous la Petite Bijou, pour vous défaire de ce passé obsédant et toujours élusif, mais vous vous réveillerez néanmoins, parce que, tout compte fait, le caniche noir ne s'est sans doute pas perdu.

Il y a les lieux chez Modiano : un Paris sans couleur sur quoi tranche le jaune d'un manteau usé ; mais il aussi le temps, le détail d'une époque : les biscuits Lefèvre-Utile, les annuaires du téléphone, le pneumatique, le métro, le Réseau.

Un voyage dans le temps ; celui d'une jeunesse -- la mienne, qui sait ? rappelez-vous gens d'ici et de cet âge l'Exposition universelle de 1967 : une jeunesse perdue ? Peut-être, mais c'est une autre histoire....

Présentation

« "Quand j'avais sept ans, on m'appelait la Petite Bijou."
Il a souri. Il trouvait certainement cela charmant et tendre pour une petite fille. Lui aussi, j'en étais sûre, sa maman lui avait donné un surnom qu'elle lui murmurait à l'oreille, le soir, avant de l'embrasser. Patoche. Pinky. Poulou.
"Ce n'est pas ce que vous croyez, lui ai-je dit. Moi, c'était mon nom d'artiste." »

vendredi 21 juin 2013

Effet de la fiction

Un article du Pacific Standard. Les sondages d'opinion, toujours les sondage, ils nous assurent cette fois des bénéfices de la lecture de textes de fiction. 

Want to Learn How to Think? Read Fiction

Accidents de la circulation



Jacques RÉDA, Accidents de la circulation, Gallimard, Paris, 2001 (180 pages)




On peut aborder un lieu le nez dans le Michelin, le Bleu ou quelque autre Fodor, papier ou électronique, et, l'œil sur l'objectif ou bien sur le téléphone comme un face-à-main, ressentir, là où l'indique l'étoile dans une prose plate et sin gas, l'obligatoire émerveillement devant tel site ou monument, que l'on Facebookera ou Instagrammera aussitôt : c'est ainsi que se fait le tourisme. Pas le voyage, ni la promenade.


Il est, selon moi, qui irai sous peu chercher quelques ailleurs, préférable de le découvrir, ce lieu, avec un ouvrage semblable à celui de Jacques Réda, un promeneur à la longue vocation qui, par la suavité et l'humour qu'il instille à chacune de ses pages, vous mettra l'eau à l'œil de joie et de hâte d'y être déjà, même si vous n'y allez jamais.


Il n'est pas interdit de prendre ce recueil avec soi et, quittant les quartiers trop bien famés, d'arpenter des rues moins glorieuses, mais de celles où l'on vit, que ce soit un garagiste qui juge depuis le bar d'en face si le client vaut le dérangement, un pêcheur qui taquine le temps ou la bourgeoise qui chanelise toute la rue : voilà le vrai dépaysement.


On pourra, comme je l'ai fait pour les expéditions parisiennes, accompagner l'auteur un plan de la ville et un crayon en main : c'est comme si j'avais été un passager clandestin, mieux, un petit oiseau voletant mine de rien au-dessus de son épaule. Et une utilisation ludique de Google Map, n'en déplaise aux tristes sires qui méprisent, sans barguigner, l'informatique.


Par ailleurs, on y apprendra comment faire discrètement la table-ronde buissonnière, ce qui dans toute capitale ou métropole peut, appliqué aux innombrables séminaires, retraites et autres colloques, nous sauver sinon la vie, du moins un temps précieux.


Une phrase, sorte de maxime séparée en quatre segments, introduit pour le premier les récits de Paris;  le deuxième, les récits de la banlieue ; le troisième, ceux de l'Île-de-France ; et le quatrième, ceux de Lisbonne, de Lausanne, de Madrid et de San G. en Italie :

« Quand on sent que le temps va tourner à l'orage,

Il vaut mieux s'aviser de prendre un peu de champ,


Puis reprendre la route, en roulant, en marchant,

En se laissant porter au loin comme un nuage. »

 Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter bon voyage, c'est à dire : bonne lecture.

Quatrième de couverture


« À première vue, penserez-vous sans doute en lisant ce livre (mais lisez-le d'abord), ce sont plutôt des incidents que des accidents qu'il raconte. Mais «incidents de la circulation», ça ne se dit pas, alors qu'il existe cette belle expression : "incidents de frontière", qui peut-être aurait mieux convenu. Gardons-la pour un autre livre. Et d'ailleurs : quelle frontière ? Eh bien, celle qui passe par exemple entre le troisième et le dixième arrondissement de Paris, entre Montreuil et Bagnolet, le long d'une voie ferrée désaffectée en Bourgogne ou dans un jardin botanique de Madrid. Car (on a beau circuler) c'est toujours et partout la même : invisible, certaine, de plus en plus proche. Est-ce qu'on va enfin la franchir ? Oui, mais rien ne presse. »

jeudi 20 juin 2013

Qui lit encore ?

Pierre FOGLIA, La dose, La Presse, 18 juin 2013.

Dans la foulée de la « Place de la Toile » mentionnée dans le précédent article :
« PÉPÈRE LA VIRGULE - En français, on se souvient DE quelque chose, mais on se rappelle quelque chose, sans la préposition DE. Je ne me souviens plus de votre nom, mais je ne me rappelle plus votre nom.
Cette faute très commune s'accompagne en toute logique d'une faute de pronom relatif, c'est ainsi que neuf fois sur dix, on entendra ce DONT je me rappelle au lieu de ce QUE je me rappelle.
Je m'excuse pour la leçon, mais elle ne s'adresse pas vraiment à vous. Je sais que vos indignations se limitent à relever les anglicismes dans le discours des Français de France et les mauvaises traductions des modes d'emploi de rotoculteurs.
La leçon s'adresse ici à madame Marie Malavoy, qui signe un texte dans le dépliant officiel de la prochaine Fête nationale. Dans ce texte, Mme Malavoy nous promet justement une Fête nationale DONT tout le monde se rappellera.
QUE tout le monde se rappellera, madame, QUE.
Vous n'êtes pas ministre de l'Éducation, vous ? »
Dites-moi qu'il vaut mieux en rire. Redites-le moi, je vous en prie !

Modiano dans la collection Quarto

Patrick MODIANO, Romans, Quarto - Gallimard, Paris, mai 2013 (1088 pages).

Présentation

« Ces "romans" réunis pour la première fois forment un seul ouvrage et ils sont l'épine dorsale des autres, qui ne figurent pas dans ce volume. Je croyais les avoir écrits de manière discontinue, à coups d'oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l'un à l'autre, comme les motifs d'une tapisserie que l'on aurait tissée dans un demi-sommeil. Les quelques photos et documents reproduits au début de ce recueil pourraient suggérer que tous ces "romans" sont une sorte d'autobiographie, mais une autobiographie rêvée ou imaginaire. Les photos mêmes de mes parents sont devenues des photos de personnages imaginaires. Seuls mon frère, ma femme et mes filles sont réels. Et que dire des quelques comparses et fantômes qui apparaissent sur l'album, en noir et blanc ? J'utilisais leurs ombres et surtout leurs noms à cause de leur sonorité et ils n'étaient plus pour moi que des notes de musique. » Patrick Modiano.
Ce volume contient : Villa triste - Livret de famille - Rue des boutiques obscures - Remise de peine - Chien de printemps - Dora Bruder - Accident nocturne - Un pedigree - Dans le café de la jeunesse perdue - L’horizon.

J'ai un bon moment balancé sur l'achat de ce recueil, entre ma pente vers la collection, les intégrales et, qui s'accentue depuis quelques années, mon hésitation à acquérir de nouveaux biens, à « consommer » : tel, je donne de plus en plus, j'y tend, dans le dépouillement. Oui, mes vieilles éditions suffiront, quitte, peut-être, à emprunter à la bibliothèque. Pour l'heure, depuis une semaine, j'ai « repris » les trois premiers titres -- voir l'apostille Trente-six : Les matins Modiano. Dix ou quinze ans sont passés depuis la dernière (ou première) lecture : sentiment étrange, c'est parfois comme si je ne les avais jamais lus, mais ils me sont néanmoins familiers, par le style si singulier certes, et aussi par une espèce de flou du souvenir qui produit un effet semblable à celui, fugace, de déjà-vu.

La Grande Table (1ère partie), France Culture du jeudi 20 juin 2013.



Geneviève Brisac : « Tout le monde croît connaître Patrick Modiano : une très haute silhouette, une parole hésitante qui fait rire certains, son regard perdu dans le très lointain et le très proche, et ses livres qui (disent ses détracteurs) seraient faciles à pasticher ou (selon ses admirateurs) de la pure magie. Cela fait quarante-cinq ans qu’il est là, depuis 1968, errant dans Paris, connaissant par cœur le nom de toutes les rues, (…) et il continue son œuvre qui grandit. Il ne fait partie d’aucun cercle et contribue à aucune école. Il attache, je crois, beaucoup trop d’importance à la topographie pour s’attacher à une bande. Il est inapte. Et ses inaptitudes, on les reconnaît dans ses hésitations de voix et cette manière d’avancer toujours à tâtons, avec prudence, avec inquiétude, avec cette peur de ne pas être juste. Alors qu’est-ce qui l’occupe de livre en livre ? C’est une quête impossible (celle d’une jeune fille perdue, de son frère décédé). »
Détail piquant : Les animateurs parlent, en regrettant qu'il n'aie pas été repris dans le recueil, du premier roman de Modiano, La place de l'étoile : la retranscription de leur propos, sur la page web de l'émission, est : La place de la toile. Joli contresens.





vendredi 7 juin 2013

Reprise : Cache-cache



Daniel BOULANGER, Cache-cache, Le livre de poche, Paris, 2006 (183 pages).

Le temps coulait naguère dans nos contrées au rythme lent du passage des saisons – il n’y en a plus, dit-on, il n’y a qu’à regarder par la fenêtre, nous sommes en juin –, marqué de fêtes religieuses, auxquelles succédèrent, dieu s’étant mis en disponibilité, hormis dans les officines municipales du Lac, cela s’entend, les festivals en tout genre. Il se précipite désormais d’un pic à l’autre selon l’himalaya marchand : Noël, la Saint-Valentin, Pâques, la Fête des mères et l’Halloween, sans compter quelques unes, nationales y compris, que j’oublie, je n’ai guère le sens des affaires. Roulent les dollars.

Si le temps du lecteur connaît pour l’essentiel deux moments, les rentrées où sortent les livres, le mien, de temps, est ponctué des titres des auteurs qui me sont chers et que j’attends avec impatience. Ainsi, longtemps, je savais l’année bonne si le Boulanger nouveau arrivait, fût-ce en format de poche – prose ou poésie. Encore que je craigne que ces plaisirs me soient comptés, l’homme ayant franchi le cap des quatre-vingts dix printemps – qu’il en aie bien d’autres, égoïstement, je me les lui nous souhaite.

Tiré de ma bibliothèque ce matin qui nous fait mine grise, Cache-cache donc, dont je vous donne d’entrée un extrait, qui campe les deux héros.

Elle d’abord :

« Hélène est un peu distante, haute et souple, le cheveu noir, les plus belles dents, l’œil bleu. Sa voix laisse un reflet à la fin de ses phrases. Rare et rapide son rire est inattendu, tel un craquement de ces meubles qui rendent les maisons vénérables. Une ombre à parfum de cire. Des gestes d’image pieuse. La beauté l’accompagne. »

Et lui :

« De mon côté, Philippe-Élie, je suis un bon garçon, c’est-à-dire une personne assez limitée, plutôt effacée, le contraire d’un personnage. Avec des qualités, certes : je sais me tenir à table, écouter, distinguer haricot et bourdaloue… Que dire de mon physique ? Il est simple et passe-partout. Si je ne la disais, soupçonnerait-on mon ascendance levantine ? »

Inutile de dire que j’ai craqué au « reflet à la fin de ses phrases ». Et allez donc visiter le dico à haricot et bourdaloue.

Du Levant, il sera question de tapis, dont celui-ci vend; pour le reste du roman, d’amour et d’histoire de l’art, dont celle-là parle, un peintre venant signer tel paysage, telle vue. Quoi d’autre ? Rencontre nocturne et éblouissante, plaies et bosses, un peu d’Auvergne – pour la famille France profonde – et, ce qui est moins fréquent chez l’auteur, quelques scènes parisiennes, mais avec vue sur le Luxembourg. Sans oublier trois chats et un petit salut à Senlis (où notre hôte a posé ses pénates).

Avec le temps, Boulanger met de plus en plus dans ses romans, dont les paragraphes s’épurent, l’art de ses retouches (l’amateur reconnaîtra ses recueils de poèmes). Et quels dialogues ! Cela se lirait presque trop vite, si ça ne se lisait si bien. Et comme cela va mieux en le disant, je vous le dit : faites plaisir à votre libraire (mais fuyez les souks, allez chez un vrai), achetez deux exemplaires de ce roman, un pour vous, charité bien ordonnée…, et l’autre pour l’aimé.

Et comme les héros, vous pourrez vous chacun le lire et vous aimer.

Présentation

" Ah, vous reprenez vos esprits, mais vous n'avez qu'un nom à la bouche : Hélène. Qui est-ce ? Votre femme ? Votre sœur ? Une amie ? Ou bien est-ce votre nom : Monsieur Hélène ? " Va-t-on pouvoir tirer autre chose de cet homme jeune que l'on vient de trouver assommé ? Oui, la mémoire, à colin-maillard, va lui revenir, et grain à grain le chapelet de ses amours. Hélène parle dans les amphithéâtres des chefs-d'œuvre de la peinture. Lui, Philippe-Elie, vend des tapis. Ils se déplacent ensemble à deux roues sur une grosse cylindrée, mais comme tout le monde, et dans les paysages qui en font autant, ils jouent à cache-cache. »

mercredi 5 juin 2013

Le journal de la veuve : une femme sans qualité

Mick JACKSON, Le journal de la veuve, Christian Bourgois, traduit de l'anglais (G.-B.) par Éric Chédaille ; Titre original : The Widow's Tale; format papier et ePub.

Les hasards de l'édition électronique m'ont mis en contact avec ce roman, le troisième de l'auteur, lequel semble rencontrer un certain succès : la librairie électronique que je visite régulièrement l'offrant gratuitement, pourquoi pas ? D'autant que j'aime bien les britanniques. En deux clics, le voici installé sur ma tablette.

D'entrée, on pourra remarquer un petit glissement de sens entre les titres anglais et français, de Tale (récit ou histoire) à Journal. Certes rédigé à la première personne, le texte s'adresse souvent à un éventuel lecteur ; mieux, on pourrait dire à un auditeur, tant il est « parlé » -- familiarité du style, des expressions, des confidences...

Si l'auteur trouve sa veuve « rather compelling » (voir l'entretien cité ci-dessous) -- le créateur peut bien s'énamourer de sa créature --, j'ai vu en elle un personnage éminemment narcissique, dont le mépris pour son environnement -- gens et objets -- ne sert qu'à mettre en évidence une prétendue supériorité sur autrui destinée à masquer sa propre médiocrité, et que vient à peine nuancer une insupportable auto-dérision : « Je m'enorgueillis de mon caractère impitoyable, de mon absence complète de sensiblerie » ou encore : « Je suis peut-être complètement asociale. Ce qui est sûr, c'est que j'aime avoir mon mot à dire sur ce qui va et qui vient » et même : « Je me sens comme une étrangère sur terre. J'ai des problèmes avec la réalité ». D'ailleurs, son babillage infantile ne nous apprendra rien d'elle outre son âge -- la soixantaine, donc une baby boomer -- et son état de veuve : même pas son nom -- une femme sans qualité. En fait, elle constitue l'archétype de l'individu contemporain décrit par le sociologue français Alain Ehrenberg dans ses essais L'individu incertain et La fatigue d'être soi, un être aliéné dans une société apparemment égalitaire et pourtant résolument compétitive : chacun vaut chacun, d'une part, et, d'autre part, chacun contre tous.

Par quel masochisme, donc, ai-je poursuivi la lecture de ce texte en dépit d'un sentiment croissant d'exaspération ? Vivre avec un personnage envers lequel on n'a aucune sympathie est une chose, mais aucun intérêt ? Sauf à vouloir apprendre les conséquences de la consommation d'asperge sur l'urine ou la meilleure façon de soulager sa vessie derrière une auto. Certaine critique louage l'auteur pour sa création d'un personnage féminin : la belle affaire ! Et Flaubert avec Bovary ? Autre sujet d'agacement, à plusieurs reprises, le lecteur est confronté à ce que, dans les milieux littéraires, on appelle l'aporie du récit : par exemple, quand un auteur se fend de plusieurs pages sur son incapacité d'écrire.

Soudain, un éclair : et si cette veuve, c'était moi, le lecteur ? Et si l'auteur, par quelque alchimie retorse, avait fait de moi, avec ce récit improbable, un insupportable atrabilaire -- témoin mon commentaire ? Peut-on pousser si loin la perversion ? Diantre ! en tout cas, il aura réussi à me faire douter de moi comme lecteur : si je suis elle, je ne m'aimerai guère, et pourquoi persister à lire ?

Présentation

« Une femme, veuve depuis peu, s’enfuit de sa demeure londonienne pour s’installer dans le Norfolk. Loin des quelques proches dont elle ne supportait plus la fausse complaisance, elle trouve refuge dans une petite maison de pêcheurs, et réapprend à vivre seule.
Son quotidien se partage entre la rédaction d’un journal auquel elle confie ses réflexions, les excursions qu’elle entreprend sur la côte et les moments passés au pub, sous le regard étonné et réprobateur des habitants du village. À mesure qu’elle reprend le contrôle de sa vie, elle se penche sur son mariage : idyllique en apparence, il se révèle en réalité porteur de lourds secrets. »

Entrevue avec l'auteur dans The Bookhugger

À propos du personnage :
« Whilst The Widow’s Tale is about loss and grieving I also think it’s one of the funniest book I’ve written. The central character is utterly unapologetic. She doesn’t give a damn what people think. Which makes her, I think, great fun to be around and rather compelling. »

dimanche 2 juin 2013

L'aïeule

Ilona FLUTSZTEJN-GRUDA, L'aïeule, Les Éditions David, Montréal, 2004 (259 pages).



À Varsovie, on peut, au cimetière juif, voir la tombe de l'aïeule, m'a confié l'auteur de ce beau récit romancé. Récit qui, à mon avis, constitue le plus beau monument, et sans doute une trace bien plus pérenne que ceux de pierre, voué à la mémoire de Rachela, une mère de famille qui a vécu au tournant des XIXe et XXe siècles au sein de la communauté juive dans une Pologne qui n'était plus, depuis un siècle, qu'une province russe. Ouvrage de mémoire par le récit d'une vie certes, qui nous est restituée grâce au style vif et précis de l'auteur, mais bien davantage par la peinture que celle-ci  fait d'un monde que nous ne connaissons pas, ou si mal -- les goyim s'entend. Mais que nous pouvons néanmoins comprendre, pour les plus âgés d'entre nous, élevés semblablement dans les rigueurs de la religion, et dans celles non moins sévères imposées par le regard de la communauté. Récit, en outre, et c'est peut-être la partie la plus « romancée » du livre, du combat -- n'est-ce pas là l'histoire de toute vie ? d'une femme qui cherche à se trouver en tant qu'individu et à ne pas seulement être le rôle -- mère, veuve -- imposé par la tradition, laquelle lui pèse comme un destin.

Auteur d'ici, histoire d'un ailleurs, temps et lieu : ainsi s'enrichit notre monde.

Présentation

http://www.shabbat-goy.com/wp-content/uploads/2013/02/the-jewish-cemetery-of-brodno-warsaw-85-300x224.jpg« Rachela est une jeune veuve qui élève seule ses six filles dans un quartier juif de Varsovie, vers la fin du 19e siècle. Depuis la mort de son mari, elle gère une entreprise de location de charrettes et subvient, sans l'aide de personne, aux besoins de sa famille. Pour arrondir ses fins de mois, elle loue une chambre dans son appartement. Son locataire, Haïm, un homme dans la trentaine, brillant, moderne, qui a rompu avec la tradition religieuse et ne croit pas en Dieu, bouleversera sa vie. »
 Voir aussi : Quand les grands jouaient à la guerre