dimanche 31 mars 2013

Les carnets d'André Major I

André MAJOR, Le sourire d'Anton ou l'adieu au roman (carnets 1975-1992), édition originale en 2001, et 2012 (185 pages); L'esprit vagabond (carnets 1993-1994), édition originale en 2007, et 2012 (325 pages); Prendre le large (carnets 1995-2000), octobre 2012; Boréal, 2012 (227 pages).

Première partie

Enlevant voyage que celui fait, le temps d'une saison, en compagnie d'André Major, et couvrant un bon quart de siècle, de 1975 à 2000, de la vie littéraire de cet écrivain, dont le rapport à l'écriture semble toujours ardu -- n'a-t-il pas délaissé le genre romanesque pour le carnet ? Avec lui, j'ai pris le large, en littérature -- ces carnets sont de ces livres à livres que j'affectionne, tout comme j'aime les allers-retours entre des hier et des aujourd'hui révolus, mais que la lecture actualise sans cesse.

Au temps de l'écriture succède celui, successif ou croisé, de la lecture faite d'une part par l'auteur, tant au moment de l'édition originale qu'à celui des nouvelles éditions, avec retouches et repentirs, et, d'autre part, par les lecteurs, laquelle constitue aussi une forme d'écriture dont le résultat, l’œuvre, perpétuellement inachevée, fait corps avec notre vie. Écrire la vie, lire la vie, vivre la vie.

Œuvre que j'ai abordée en quelque sorte à rebours en commençant par le recueil le plus récent, poursuivant avec le premier et concluant avec le médian, le plus important, pour le volume du moins, avec ses 325 pages pour seulement deux ans. 

Prendre le large, titre du dernier opus, expression qui revient assez souvent dans les trois livres, décrit sans doute le mieux l'esprit qui anime l'auteur dans la rédaction (et, in fine, dans la relecture/révision/réécriture) des carnets : que ce soit vis à vis son activité professionnelle (il a longtemps travaillé à Radio-Canada comme réalisateur) ou, ce qui pourrait surprendre, vis à vis la création littéraire ou, pour être plus précis, romanesque. L'une et l'autre sont pour lui sources d'une profonde réflexion -- irais-je jusqu'à suggérer l'expression d'un mal de vivre ? qu'il transcrit d'abord assez sommairement, puis articule de mieux en mieux, face à ce qu'il décrit -- la vivant très mal -- comme une inexorable désaffection de la culture, voire du savoir, humaniste. Réflexion nourrie par une excellente pratique de la littérature -- ce qui en fait pour moi un des meilleurs livres à livres que j'ai lus depuis longtemps, et des plus précieux : j'aurai grâce à Major de quoi lire pour des années encore, pour tout ce qu'il m'en reste j'en suis certain, voire, par sa médiation, de quoi relire, car j'aime à confronter ma lecture à celle d'un lecteur si raffiné et subtil.

Le lecteur qui se lancera dans la trilogie des carnets remarquera que, comme dans tout domaine d'activité, l'aisance croît avec la pratique : un peu corseté au début, l'auteur tâtonne comme si, fuyant le roman, il se cherchait encore, non pas tant un style qu'une manière d'écrire sa vie sans tomber dans le piège du narcissisme, et nous offre, ainsi, du bien écrit, du très écrit. Cela dure heureusement fort peu, et bientôt, il apprend à se faire confiance, et à sa plume (en l'espèce, si je comprends bien, un dactylo). Laquelle, assez tôt, sait être polémique, s'agissant notamment de langue -- notre langue -- et du milieu dit culturel :
« Faute de parvenir à réaliser notre désir d'autonomie, nous choisissons la voie détournée et suicidaire d'un nationalisme culturel réduit à sa plus simple expression : l'affirmation d'une souveraineté linguistique. Mais comme ce nationalisme, plus soucieux de revanches symboliques que de cohérence intellectuelle, fait bon ménage avec un populisme agressif, la langue qui nous sert d'identité collective souffre d'une gangrène que nos québécisants considèrent, eux, comme le signe d'une vitalité unique dans le monde francophone. [...] nous sommes également les promoteurs d'une contamination de la langue écrite par la langue parlée, sacrifiant au passage l'élégance et les nuances de la première qui s'en trouve non seulement appauvrie mais condamnée à l'approximation » 22 février 1989.

« J'accepte la bâtardise de notre langue écrite et parlée -- mais de guerre lasse -- comme un fait aussi inévitable que la neige en hiver. Mais certainement pas d'y voir la manifestation d'une quelconque originalité, encore moins la preuve de notre vitalité culturelle » 16 mars 1996.

André Major

Actalité de Gustave Flaubert

Jean-Noël JEANNENEY, Concordance des temps, France Culture, samedi 30 mars 2013.

Jean-Noël Jeanneney reçoit l'historien Michel Winock à l'occasion de la publication de sa biographie de Gustave Flaubert. Une très intéressante émission qui nous offre un survol tant du Flaubert romancier que de la personnalité et des idées de l'homme, et montre l'importance qu'il conserve et qui ne se dément toujours pas.



Présentation
« Michel Winock est devant moi ce matin, pour nous parler de l’actualité de Gustave Flaubert. Après s’être saisi naguère de Clemenceau et de Madame de Staël, dans le cours de biographies qui ont été fort remarquées, voici qu’il s’attache dans un beau livre qui paraît ces jours-ci, à cet autre personnage de haute facture, et qu’il y donne le goût de considérer ce que celui-ci a encore à nous dire. Je ne parle pas bien sûr, en disant cela, ce serait d’ailleurs stupide, de ce que son œuvre, en termes littéraires, peut offrir indéfiniment de bonheurs extrêmes, mais je parle de ce que son personnage d’écrivain dans son siècle peut représenter dans le nôtre de moderne ou de désuet, de dépassé ou de familier. On pense, bien sûr, à l’idée que Flaubert peut se faire, et qu’il peut promouvoir, des relations de l’homme de lettres avec ce que nous appellerions la notoriété médiatique, avec la politique, avec le peuple et avec les élites, avec la gauche et avec la droite. Fut-il vraiment, comme l’a cru Jean-Paul Sartre, « le plus radical désengagé qui se trouve dans la littérature » ? On pense à la conception de la morale personnelle ou civique qui fut la sienne, la conception des rapports des hommes et des femmes, des bornes de la décence qu’un romancier doit accepter ou qu’il doit refuser, on pense au commerce qu’il a entretenu avec sa patrie et d’autre part avec le rayonnement universel des principes que la France a pu se targuer de promouvoir. On pense à la modernité de ce célèbre Dictionnaire des idées reçues, catalogue des bêtises de son temps, dont on serait bien fou de dire qu’elles appartiennent toutes au passé. Flaubert disait vouloir « vivre en bourgeois et penser en demi-dieu. » Par quoi il signifiait probablement à la fois une ambition et une contradiction qui ne sont pas complètement étrangères à notre temps. Jean-Noël Jeanneney »

jeudi 28 mars 2013

Vie et mort des assemblées - La Vie des idées

Une réflexion sur le mouvement dit du 15 mai 2011 (Espagne) à mettre en parallèle avec les émotions dites du printemps d'érable.

Présentation
« Dans cet essai, le philosophe José Luis Moreno Pestaña propose une analyse « au ras du sol » du mouvement du 15 M (en français, les « indignés ») et s’interroge sur la capacité des assemblées de rue à instaurer un véritable processus démocratique. »

Vie et mort des assemblées - La Vie des idées

Ecuador - Journal de voyage


Henri MICHAUX, Ecuador - Journal de voyage, L'Imaginaire n° 242- Gallimard, Paris 1929/1968/1990 (196  pages).

Est-il moins périlleux de voyager de nos jours qu'en 1928 ? Le voyageur sédentaire que je persiste à demeurer -- nul péril pour moi en la demeure -- hésite peu à en douter au narré des histoires horrificques des touristes, ces bonnes gens qui seraient mieux chez eux et que l'industrie du voyage transporte dans des endroits qui seraient mieux sans eux, rapportent avoir vécu lors de leur transhumance vacancière.

Pour moi, c'est dans mon fauteuil, sous l’œil du chat Ludo, lung ching à portée de main, qu'avec Henri Michaux,  poète découvert grâce au livre de Michel Cournot, j'ai temps et espace franchi pour quelques heures. Le moment, 1928, destination : l'Équateur. Toute une année. À commencer par une traversée de l'Atlantique et du canal de Panama : « Entre gens du bord, un lien : les jeux de carte. Bridge, manille, poker : la seule monnaie de notre civilisation qui ait cours partout. » Puis depuis Quito, l'aventure ... et l'écriture :
« Dans deux ou trois ans, je pourrai faire un roman. Je commence grâce à ce journal à savoir ce qu'il y a dans une journée, dans une semaine, dans plusieurs mois.
C'est horrible, du reste, comme il n'y a rien. On a beau le savoir.
De le voir sur papier, c'est comme un arrêt. »
Ne vous y trompez pas, Michaux ne raconte rien, ou si peu, dans son journal de voyage ; quelques faits, certes, mais surtout une évocation poétique (le texte comporte d'ailleurs quelques beaux poèmes en vers libres) de son très difficile périple.

Et on appréciera son rendu des différences culturelles qu'il constate. Ainsi, avec un certain agacement :
« Une résolution une fois exprimée en parole devant témoins, beaucoup de Français se sentent obligés d'agir suivant le dit.
L'Équatorien n'est point ainsi. Il a dit demain, eh bien ce sera après-demain ; vous l'attendez le surlendemain, ah, non, fini, plutôt autre chose, ou plus rien du tout, il a changé d'idée.
Il ne met pas la parole à part dans le solennel.
Non ! Il change d'idée, il change de parole, c'est tout un.
Ceci est la cause de nos nombreux retards, et de mon malaise depuis des mois. »

Au passage, un commentaire a frappé mon attention :
« On se demande souvent pourquoi les jeunes gens de cette génération sont désespérés. C'est qu'ils sont sacrifiés. Ils entrevoient la belle époque. Ils n'y vivront pas. Lequel d'entre eux n'accepterait n'arrêter sa vie actuelle pour vivre en l'an 2500 ?
Cet état d'esprit est nouveau dans le monde ; autrefois on n'attendait pas de l'avenir tout ce que nous en attendons. »
Ne lit-on pas là l'équivalent de la complainte de ce qu'on appelle aujourd'hui la génération X ? À la réserve près que celle-ci, et la nôtre aussi d'ailleurs, savent qu'il n'y a guère à attendre de l'avenir, et que le progrès n'est qu'une idéologie vieillissante, sinon morte.

Présentation
« J'arrivai pour la première fois dans ce pays, comme il faisait à peu près nuit déjà. Il restait deux heures à faire à cheval. Trois cavaliers allaient m'accompagner. Je m'attendais à trotter. On se mit, au contraire, à descendre dans d'invraisemblables pierres, où bientôt, dans l'ombre épaisse, j'étais comme un aveugle. Le cheval connaissait le chemin. A mesure que l'obscurité se faisait plus pleine, son pas devenait plus prudent et sensé. Je le laissais faire. Il tournait ici, puis là, puis atterrissait à un palier plus bas. Il était le plus lent, je perdais de vue les autres, même la jument blanche de Mortensen. On était obligé de m'attendre. »

Écrire la vie - Écriture de soi

Le numéro d'avril du Magazine littéraire portant sur l'écriture de soi arrive au moment précis où, hier, j'ai terminé l'écoute du cours d'Antoine Compagnon du Collège de France Écrire la vie : Montaigne, Stendhal, Proust et commencé celle du cours suivant, Écrire la vie II. Avec un peu de chance, je terminerai sous peu mon article sur les carnets d'André Major, bon exemple d'écriture de soi...


dimanche 24 mars 2013

Journal de deuil

Roland BARTHES, Journal de deuil, Points-Seuil n° 678, Paris, janvier 2012 -- édition originale 2009, (268 pages).


Lecture que j'aurais aimé faire il y a quelques mois, en août dernier. Et aimé partager avec ceux de mes proches le plus tenaillés par la douleur du chagrin. J'ai déjà donné quelques citations, sur ces pages et sur Apostilles, j'en donne plusieurs autres ici tant j'ai trouvé que ce recueil de notes --  lequel, semble-t-il, n'était pas destiné à la publication, d'où, à l'époque, l'inévitable polémique éditoriale parisienne --, brèves annotations jetées sur des fiches, était juste dans sa façon de contourner, de le tender du moins, l'impossibilité de « dire » la mort : « Mon chagrin est inexprimable mais tout de même dicible. Le fait que la langue me fournit le mot « intolérable » accomplit immédiatement une certaine tolérance ». Et aussi : « Je ne veux pas en parler par peur de faire de la littérature -- ou sans être sûr que c'en ne sera pas -- bien qu'en fait la littérature s'origine dans ces vérités. » D'ailleurs, Barthes n'aime pas le mot deuil, lui préférant celui de chagrin. Impossibilité pour lui, donc, de faire un « récit de vie » de la mort de sa mère, seulement, par attouchements, pourra-t-il restituer la présence de l'absence : « Dans la phrase "Elle ne souffre plus", à quoi, à qui renvoie "elle" ? Que veut dire ce présent ? » et des effets de cette mort sur lui : « J'habite mon chagrin et cela me rend heureux. Tout m'est insupportable qui m'empêche d'habiter mon chagrin. », qui ressent en outre une très forte et constante peur d'une catastrophe qui a déjà eu lieu (référence au psychanalyste Winnicott) et incessamment douloureuse.

Beaucoup de références à Proust, évidemment, et on pourra lire, comme le suggère Antoine Compagnon dans son cours Écrire la vie : Montaigne, Stendhal, Proust du Collège de France (qu'on peut écouter en podcast), Albertine Disparue. L'un et l'autre livre, si opposés par la forme, sont absolument complémentaires l'un de l'autre.

Inéluctable conclusion : « La vérité du deuil est toute simple : maintenant que mam. est morte, je suis acculé à la mort (rien ne m'en sépare plus que le temps). »

Pour moi, et conscient de l'étrangeté de ce que j'écris : cette douleur crée de la beauté, ne pouvant s'intégrer au récit de vie de Barthes, elle est désormais liée à la mienne, par l'écho qu'elle suscite en moi avec celle découlant de la mort de ma mère. Beauté douloureuse, mais Beauté : je suis un survivant de Beauté.

Présentation
« Le journal intime écrit par Roland Barthes dans les mois qui ont suivis la mort de sa mère, l’être cher par-dessus tout, en automne 1977. La Chambre claire évoquait déjà largement ce deuil douloureux, qui transforme complètement le regard de Barthes sur la photographie, désormais vu comme le lieu d’une possible résurrection de l’être perdu. Ici, nous sommes tout à la fois dans un constat détaillé et dans une interrogation intime et philosophique du deuil, absolument singulier, impartageable. Cet inédit est une pièce décisive dans la compréhension de Roland Barthes, qui aura vécu toute sa vie auprès de sa mère et ne lui aura survécu que trois ans, les années de l’impossible deuil. Un document émouvant, rédigé au jour le jour en brefs fragments qui, comme toujours chez Barthes, dépassent l’expérience personnelle pour toucher à l’universel. Nous sommes tous porteurs d’un deuil, et celui-ci nous touche, nous éclaire.»

jeudi 21 mars 2013

Lire aujourd’hui - La Vie des idées

Olivier Bessard-Banquy (dir.), Les mutations de la lecture, Presses universitaires de Bordeaux, recensé par Mariangela Roselli dans Lire aujourd’hui - La Vie des idées


À défaut de lire le livre, on lira avantageusement la brève mais éclairante recension qui en est faite.

Présentation
« Un livre collectif aborde, dans une perspective ouvertement conservatrice, les pratiques de lecture contemporaines. Modifié par une nouvelle donne technologique et scolaire, le rapport au texte change, et les manières de lire aujourd’hui révèlent non seulement de nouvelles formes d’appropriation mais aussi un rôle différent des prescripteurs. »



mercredi 20 mars 2013

Citation : Journal de deuil

Il est souvent question de Proust dans le Journal de deuil de Roland Barthes :
« Automne 1921
Proust manque mourir (prend trop de véronal).
-- Céleste : « Nous nous retrouverons tous dans la Vallée de Josaphat
-- Ah ! croyez-vous vraiment qu'on doive se retrouver ? Si j'étais sûr, moi, de retrouver Maman, je mourrais tout de suite. »
 Et puis :
« Lettre à Georges de Lauris qui vient de perdre sa mère (1907).
"Maintenant, je peux vous dire une chose : vous aurez des douleurs que vous ne pouvez pas croire encore. Quand vous aviez votre mère vous pensiez beaucoup aux jours de maintenant où vous ne l'auriez plus. Maintenant vous  penserez beaucoup aux jours d'autrefois où vous l'aviez. Quand vous serez habitué à cette chose affreuse que c'est à jamais rejeté dans l'autrefois, alors vous la sentirez tout doucement revivre, revenir prendre sa place, toute sa place près de vous. En ce moment, ce n'est pas encore possible. Soyez inerte, attendez que la force incompréhensible (...) qui vous a brisé, vous relève un peu, je dis un peu car vous garderez toujours quelque chose de brisé. Dites-vous cela aussi car c'est une douceur de savoir qu'on n'aimera jamais moins, qu'on ne se consolera jamais, qu'on se souviendra de plus en plus." »

lundi 18 mars 2013

Enfance de guerre, enfance d'errance

Joanna GRUDA, L'enfant qui savait parler la langue des chiens, Boréal, Montréal, 2013 (254 pages).

Ilona FLUTSZTEJN-GRUDA, Quand les grands jouaient à la guerre, Actes Sud Junior, Arles, 1999 (222 pages).

Qui n'a pas, enfant, fille comme garçon, joué à la guerre, cow-boys contre Indiens, terriens contre Martiens, en bref bons contre méchants de toute sorte ? Enfants, les choses sont relativement simples : «  pan pan, tu es mort », puis on rentre faire ses devoirs ou prendre la collation. Pour les adultes, elles le sont aussi, mais définitives, l'issue étant au mieux le cimetière, au pis la fosse commune ou la fumée des crématoires.

Voici deux récits de vie qui couvrent à peu de choses près la même période, de 1930 à 1945; dans le premier, l'auteur nous raconte les premières années de son père, dans le second, sa propre enfance. Joanna Gruda  étant aussi la fille d'Ilona Flutsztejn, laquelle est par ailleurs la mère de celle-ci. Et j'ai jugé intéressant de présenter ces livres en parallèle, sans tenir compte des presque quinze années qui séparent leur publication.


Couverture de l'édition originale
D'entrée, on retiendra que la guerre qui sert de toile de fond aux deux ouvrages, si elle est bien la Seconde Guerre mondiale, n'est pas celle de l'obscène roman de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, de triste renommée et regrettable Goncourt de 2006. Cette guerre à laquelle jouent les grands, pour paraphraser le beau titre choisi par Ilona Flutsztejn-Gruda, constitue un jeu cruel qui vient tout bouleverser, qu'il s'agisse du quotidien ou, pis encore, des familles elles-mêmes. On perd sa maison, ses amis, on doit se cacher, on a faim, on a froid, on se retrouve dans des contrées étranges, la province française et le Paris de la Libération pour le héros du roman, Vilnius, un kolkhoze au fond de l'Ouzbékistan et enfin Moscou, pour la petite Ilona. Cela peut avoir des airs de grandes vacances, c'est surtout, le plus souvent, une grande solitude, à laquelle il faut s'habituer, tout comme aux jeux des grands, tout ça avec la naïveté d'une enfance qui va se perdre.

Le roman de Joanna Gruda est le récit fait, à la première personne, par Julian (le père de celle-ci, rappelons-le), de ses origines familiales, puis de sa vie jusqu'à la fin de la guerre -- sauf l'épiloque qui nous le montre aujourd'hui octogénaire. Toute une histoire, et riche en péripéties, que celle de ce petit Julian, né en 1929, fils d'Emil Demke -- lequel prendra, au fil de ses pérégrinations le nom de Gruda, ce qui veut dire « motte de terre dure et gelée » --, et élevé non pas par ses parents, mais par sa tante paternelle, Fruzia, et l'époux de celle-ci, Hugo Kryda.

Le narré des origines de Julian -- ses nombreux avatars -- et de son éducation m'a plu davantage que celui de ses aventures pendant la guerre, bien que l'auteur réussisse, par son utilisation du présent intemporel, au lieu de l'imparfait ou du passé, à maintenir un bon rythme au récit.

Un détail -- un passage -- m'a toutefois fait tiquer, un travers sans doute du juriste que j'étais, s'agissant du camp de Ravensbrück :
« Les conditions étaient très difficiles. Elle*s'y est retrouvée avec des criminelles, des prostituées, des catholiques, des juives. Et très peu de communistes. »
Travers de rédacteur de lois, car je m'attends devant une énumération, ayant longtemps pratiqué le ejusdem generis, à y retrouver, sauf dans le cas d'un répertoire à la Prévert, comme de bien entendu, une liste d'éléments semblables; d'où ma surprise à l'apposition des mots criminelles et prostituées, d'une part à ceux, d'autre part de catholiques et juives. Et, rejeté dans la phrase suivante, le mot communistes. N'y a-t-il donc aucun communiste juif ou catholique, ni criminel ou prostitué ? Vétilles que tout cela, j'entends bien, mais pas très heureux, à mon avis, comme construction.

Ilona Flutsztejn-Gruda a choisi, à l'usage des ses petits-enfants, un récit essentiellement chronologique « [s]ans rien cacher ni embellir. En retrouvant des détails enfouis dans ma mémoire. ». Qu'elle mène dans une prose d'une grande simplicité et d'une belle vivacité, compte tenu des sombres circonstances de son histoire; jugez de l'incipit, on ne peut mieux faire :
« C'était l'été 1939, le dernier été avant la guerre. Cette guerre qui a bouleversé la vie de millions de gens, sans parler de ceux à qui elle l'a enlevée. J'avais neuf ans. »
Ce fut pour elle une enfance confisquée, en quelque sorte, avec un père souvent absent, une mère qu'elle ne comprenait pas bien, ceux-ci formant un couple qui se défaisait sans qu'elle ne s'en rende bien compte et surtout la découverte d'une identité : être juive; dur apprentissage. On sent l'expérience, à laquelle elle joint, de loin en loin, une brève réflexion morale sur tel événement, qu'elle veut transmettre au lecteur, et sans aucune complaisance, ce qui permet à celui-ci de suivre, sans jamais se lasser, le fil de ces longues années de guerre.

Particulièrement touchante, elle quitte, à la fin du livre, le récit de sa vie, pour nous livrer, en quelques points, le bilan qu'elle en tire, et je ne résiste pas à la tentation de vous en citer quelques uns :
« - Quand le réfrigérateur est vide à la maison et que j'ai l'intention d'aller faire mon marché, la pensée qu'avec ce qui me reste on pourrait nourrir une famille de trois personnes pendant un bon mois me vient toujours à l'esprit.
- J'ai une grande foi en l'amitié et en la solidarité.
- Je ne blâme pas nécessairement les voleurs, je sais que parfois le vol est le seul moyen de survivre.
- Je ne crains pas le manque d'argent, je sais qu'il est possible de vivre avec beaucoup moins que ce que l'on possède.
- Je crois fermement que le courage et la dignité l'emportent le plus souvent sur la force physique. »

En conclusion, deux belles lectures, pour jeunes et moins jeunes : deux récits de vies bonnes.

P.S. Sur un sujet proche, la disparition de membres de sa famille pendant la guerre, lire ou relire le beau récit de Daniel Mendelsohn, Les disparus.

Présentation de Quand les grands jouaient à la guerre :
« C'est arrivé par une belle journée de septembre, un vrai septembre polonais. Et c'est dans un ciel d'un bleu limpide que les avions ont commencé à lancer des bombes. La guerre dont on entendait parler depuis des mois était bien là. " Ainsi s'achève, en 1939, l'enfance insouciante d'Ilona, et commence un long et pénible exode, une nouvelle vie sans cesse à reconstruire. Un témoignage simple et vrai sur l'horreur de la guerre. »

* Geneviève, un personnage que le narrateur aimait beaucoup, note de l'auteur.







vendredi 15 mars 2013

In our Time : Tchékhov

La chaîne BBC 4 consacre une des émissions In our Time à Tchékhov.

lundi 11 mars 2013

L'enfant qui savait parler la langue des chiens

Joanna GRUDA, L'enfant qui savait parler la langue des chiens, Boréal, Montréal, 2013 (254 pages).

Inconstance allais-je écrire comme titre pour cet article, la vérification au Trésor de la langue française (le TFL) m'en a dissuadé, tout adonné à la procrastination que je sois, je ne noircirai pas mon portrait plus que de nécessaire avec ce terme péjoratif. Soit, je n'avance que lentement dans l'Histoire de la modernité, mais comme, tout comme Rome, celle-ci ne s'est pas faite en un jour, elle ne m'en voudra pas d'ajourner de quelques jours la lecture de ce très sérieux essai. Quant à Debray...

Je me tourne donc, et les pages d'icelui, vers un bref récit de vie, quoique fort romancé d'après la mère de l'auteur, voisine avec qui je joue au bridge à l'occasion, et elle-même auteur d'un fort beau récit d'enfance pendant la Seconde Guerre. La langue des chiens en cause : le polonais. Je mènerai les deux ouvrages de front, tant il est intéressant de comparer les souvenirs de la mère et, romancés, ceux de la fille.

Ilona FLUTSZTEJN-GRUDA, Quand les grands jouaient à la guerre, Actes Sud Junior, Arles, 1999 (222 pages).


vendredi 8 mars 2013

Lectures en cours

Bien que l'article sur les carnets d'André Major soit toujours en gestation, je ne demeure pas inactif, par ailleurs, et mène de front la lecture de deux livres sérieux; rien ne me presse, il est vrai, que les délais que je m'impose, et je sais qu'il me faut tempérer mes ardeurs. La lecture d'un côté, l'écriture de l'autre, laquelle est bien plus exigeante. Vous saurez être patients ? D'une part la modernité, alors que le post-modernisme se ringardise, et que, sans doute, nous guette un néo-modernisme, il me semble nécessaire de savoir de quoi il en retourne; d'autre part, un archaïque, à entendre ses détracteurs, mais, pour moi, cet archaïsme-là, il me semble qu'il me va comme un gant...

Christophe CHARLE, La discordance des temps -- Une brève histoire de la modernité, Le temps des idées -- Armand Colin, format ePub (527 pages).

Présentation
« Ce premier essai sur la modernité nous montre comment les hommes et les femmes perçoivent, depuis le 19e siècle, leur rapport à l'avenir, au présent et donc au passé. A travers les principaux événements historiques, l'auteur donne une approche à la fois chronologique et thématique de la modernité. Il nous montre également comment les écrivains, les penseurs, les savants et les artistes ont voulu penser et réfléchir l'avenir à l'inverse de leurs prédécesseurs. »

Régis DEBRAY, Modernes catacombes, Gallimard, format ePub (297 pages).

Présentation
« Une génération s'en va dans les lettres modernes. Parmi les maîtres qui m'ont interpellé par-dessus les années, comme on se hèle d'une rive à l'autre quand la brume qui monte va rendre le passage difficile, bien peu ont mis formellement le feu au lac. Ce sont les plus classiques d'entre les modernes, et non les plus avant-gardistes. Ils viennent d'un temps d'outre-tombe, d'avant les linguisteries et les sociologismes, où la musique importait, où écrire n'était pas rédiger.
Ils peuvent s'opposer en tout, mais ils ont en commun de savoir que Chateaubriand existe, au point, pour l'un d'entre eux, Sartre, d'aller compisser sa tombe au Grand-Bé. Où le jet, aujourd'hui, ne frôlera plus la dalle que par inadvertance, faute de toilettes à proximité. Là, côté miction, est la vraie ligne de partage des eaux, entre les derniers des Abencerage et nos nouveaux Américains .»
Régis Debray.

lundi 4 mars 2013

Citation : la rubrique des livres

« Au contraire de ce qui se passe dans la plupart des champs d'activité, on  peut tenir la rubrique des livres dans un journal sans être doté d'une culture littéraire minimale, ni même maîtriser la langue écrite; tout ce qu'on exige de vous, c'est de ne pas mécontenter les éditeurs en faisant de la « mauvaise critique ». Si par hasard par hasard on a engagé un chroniqueur cultivé qui se risque à faire preuve de sens critique, le milieu du livre ne tardera pas à réclamer sa tête et à l'obtenir. [...] Les médias l'ont bien compris qui ont tendance à recruter de gentilles personnes agissant comme intermédiaires entre les producteurs culturels et la clientèle; ils choisissent la plupart du temps d'assez jolies jeunes femmes douées pour les relations publiques. On n'a que faire des mauvais coucheurs, qualifiés ou pas. »
Texte daté du 16 janvier 1994. Vingt ans plus tard, ce triste constat est encore vrai, mais vise désormais l'ensemble des médias. J'irais même jusqu'à dire qu'il vise tous les secteurs de la culture où, plus que jamais, l'habit, en l'espèce le joli minois, fait le moine, ou plutôt, la notoriété fait le juge : un charmant pipole fait toujours plus d'audience.

Il y a toujours eu des « coucheurs » bons ou mauvais, la pratique de l'horizontale assurant l'avancement sur la verticale professionnelle. La correction voudrait aujourd'hui que l'auteur écrivît « coucheurs, (euses) ».


André Major, L'esprit vagabond, Boréal, 2007.

Le sommet

Le sommet étant selon le Trésor de la langue française le « point le plus élevé ou [la] partie supérieure d'une chose considérée dans sa verticalité », l'on ne pourra que constater, pour filer la métaphore, que l'ascension sera longue et semée d'obstacles. Éducation : Grand Soir de notre société ? Sachant ce qui est advenu de celui du communisme...

Extrait de L'accessibilité, de Pierre FOGLIA, paru dans La Presse du lundi 4 mars 2013 :
« Un sommet sur l'éducation devrait avoir pour première préoccupation l'éducation des coiffeuses. Le premier projet d'éducation d'un pays, 10 fois plus prioritaire que tous les autres, devrait être de donner à celui-là en plomberie, à celle-là en technique policière, à celui-là ouvrier agricole, une éducation qui les prépare à entrer dans la vie, et très très accessoirement à l'université. Leur donner des outils, un langage qui leur permettra d'être plus que des veaux, je veux dire plus que des consommateurs, que des gobeurs d'information, que des pitonneurs de twits. Leur donner la curiosité. Leur donner envie de résister. »
Le reste est de la même eau.

« ... un langage... », j'aurais sans doute écrit une langue.

dimanche 3 mars 2013

Les bouffons, citation

Michel ROCARD, homme politique français, dans une entrevue au journal le Monde :


« L'opinion est devenue consumériste et, une certaine presse aidant, les responsables politiques, fussent-ils président ou Premier ministre, peuvent être insultés à merci. Et cela, c'est insupportable pour les proches. Moi-même, si c'était à refaire, je ne referais pas ce métier… Aujourd'hui, on nous insulte, on nous veut pauvres et on nous moque. Nos rois avaient leur bouffon, mais le bouffon n'entrait pas dans la cathédrale. Aujourd'hui, les bouffons occupent la cathédrale et les hommes politiques doivent leur demander pardon. »
Cité par Alain Finkielkraut dans l'émission Répliques du samedi 2 mars 2013 intitulée L'autorité en démocratie.


Ici, on les verra parader le dimanche soir avec les amuseurs publics dans une émission qui pourrait tout aussi bien s'appeler Le jour du Seigneur.