lundi 31 octobre 2011

En lisant, en écoutant : Le grand orchestre

Jacques RÉDA, Le grand orchestre, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, mai 2011 (116 pages).

Jacques RÉDA est un autre de ces écrivains promeneurs dont j'aime à accompagner les déambulations littéraires et qui ont fait de moi un voyageur sédentaire; les titres (chez Gallimard) suivants vous donneront une bonne idée de sa façon : L'herbe des talus, Le sens de la marche, La liberté des rues, Le citadin, Accidents de la circulation. Avec lui, on a la jouissance piétonnière et le regard paisible.

J'ignorais qu'il était chroniqueur -- et grand amateur -- de jazz. Ce nouveau récit m'a ouvert une autre avenue où je l'ai suivi avec bonheur à la découverte de Duke ELLINGTON, mais aussi le sentier de la mémoire et des amours d'adolescence -- la première Béatrice --, la musique du premier rivalisant avec les charmes de la seconde :
« Je n'y percevais pour moi que le cri du soleil dans la haie touffue d,un sentier où ma première Béatrice avait fui, agacée, parce que je restais muet, les bras ballants, sans trop savoir non plus pourquoi je l'y avais entraînée. Or maintenant que je disposais des mots voulus et surtout de la capacité de leur substituer l'éloquence des gestes, elle s'était effacée, enfoncée dans le buisson ardent de cette musique. »
Le grand orchestre n'est pas une biographie mais, outre le récit d'une découverte, l'apprentissage d'une musique et une réflexion sur le blues, ce genre dont la très pieuse Mahalia JACKSON, qu'ELLINGTON avait invitée à interprétée quelques parties de la suite Black, Brown and Beige, n'appréciait guère et disait : « ceux qui chantent le blues appellent du fond d'une fosse profonde. ».
« Le blues...
le blues n'est...
le blues n'est rien...
le blues n'est rien qu'un jour froid et blafard...
Le blues ne se connaît personne pour ami,
Jamais où il passa ne fut de nouveau bien accueilli. »
J'ai pris beaucoup de plaisir au commentaire de RÉDA sur les enregistrements réalisés les 13 et 14 avril 1953, où « au plus creux de la vague qui ne remontera que deux ans plus tard, et comment le saurait-il, Duke, pour la première fois de sa vie, s'accorde un long moment de réflexion solitaire dans un studio d'enregistrement où une contrebasse et une batterie resteront aussi discrètes que la chaise et la table d'une cellule de carme. »

Il n'est pas facile de lire un commentaire sur une œuvre musicale que l'on ne connaît pas, lequel ne pouvant constituer, quel que soit l'art de l'écrivain, qu'une évocation. J'ai donc mis à profit le service de musique en ligne auquel je suis abonné, dont le catalogue est d'une incroyable richesse, pour me constituer une liste de lecture avec tous les titres mentionnés par RÉDA. J'ai ainsi pu mieux apprécier ma promenade du côté d'ELLINGTON.

Lire l'interview avec Jacques RÉDA à propos de Le grand orchestre dans l'Affuteur d'idées

vendredi 28 octobre 2011

L'enfance aux livres - souvenirs

Pour autant que je me souvienne, Les malheurs de Sophie auront été mon livre primordial. Celui par lequel je serai tombé dans les livres et, par eux, les mots. Il y aura bien eu des livres préhistoriques, des bandes-dessinées d’autrefois, sans phylactères, les aventures du canard Gédéon, celles du chat Félix, vieux albums français ayant appartenu, par ordre de primogéniture,  à mon père, après son frère ainé,  avant que ma tante, sa sœur, ne les leur confisquât, comme, des années plus tard, la mienne avec mes premiers Tintin, donnés par la tante de ma mère, et marraine de ma sœur, fondamentale querelle d’appropriation, de laquelle les objets de mon culte, qui en était encore à ses prémices, ne sortirent pas indemnes, marqués à jamais par un crayon enfantin et iconoclaste, laquelle, je le reconnais – il lui sera beaucoup pardonné – n’avait toutefois pas encore atteint l’âge de raison. Tout cela bien avant la lecture; du moins avant la lecture des mots, car je suis certain que celle des images occupait tout autant mes après-midi chez ma grand-mère paternelle que la télévision ou l’ordinateur retient celle des gamins d’aujourd’hui. Et me reliait, mais en partie seulement, à un monde surnaturel : à l’évidence, il se passait quelque chose dans cette étrange boîte dont le couvercle s’ouvre vers la gauche et qui n’a pas vraiment de fond.

mercredi 26 octobre 2011

Oulipo Show

À la création, en 1988, Robert LÉVESQUE -- le dernier des critiques de théâtre à Montréal -- a salué l'objet théatral qu'est Oulipo Show présenté par le Théâtre UBU et maintenant repris à l'Espace GO (jusqu'au 12 novembre). Je l'ai vu alors, en encore samedi dernier et le reverrai samedi prochain. Objet, en effet, je dirais plutôt qu'il s'agit d'une récitation mise en scène -- et brillamment éclairée -- de textes d'auteurs de ce mouvement littéraire, né en 1960, qu'est l'OuLiPo : l'OUvroir de LIttérature POtentielle.

Il était, semble-t-il, célébration oblige, indispensable que le programme de la soirée fut principalement consacré aux trente ans de la compagnie et au directeur de celle-ci, et non à des futilités tels l'histoire et le rôle de l'OuLiPo,  j'ai jugé utile de vous citer de larges extraits de l'article OuLiPo de J.-J. ROUBINE tiré du Dictionnaire des écrivains de langue française (1).
« Les membres fondateurs en sont Raymond Queneau, Jean Lescure, Jacques Bens, le mathématicien François Le Lionnais et quelques autres. Par la suite, ... en deviendront membres Georges Perec, Jacques Roubaud. Des correspondants étrangers ... Marcel Duchamp pour les États-Unis et Italo Calvino pour l'Italie.

Mais qu'est-ce que l'OuLiPo ? Ni un mouvement littéraire ...; ni une académie, malgré quelques ressemblances formelles; ni un groupe de recherche scientifique, même si ses membres pratiquent volontiers les mathématiques... Il se donne pour but  " d'opérer sur des matériaux constitués, organisés à des fins littéraires " (J. Bens). Il prend comme unique objet d'étude la structure de ces matériaux, " sans considération particulière de la beauté ". Autrement dit, il considère le langage comme une machinerie susceptible de produire toutes sortes de matrices correspondant à des structures prédéfinies. [...] L'OuLiPo prétend : 1. mettre au jour ces structures cachées; 2. en inventorier systématiquement les possibilités de fonctionnement; 3. inventer de nouveaux modèles structurels susceptibles de générer des œuvres nouvelles; 4. mettre à la disposition d'utilisateurs éventuels ses trouvailles. »
On aura tout compris, n'est-ce pas ? Surtout quand on aura appris qu'il y a deux orientations complémentaires : l'anoulipisme et le synthoulipisme, le premier partant d’œuvres existantes pour en dégager la potentialité, le second visant à créer de nouvelles structures textuelles, notamment grâce aux mathématiques. L'Oulipo Show présente des œuvres de la seconde catégorie. Voici un exemple de synthoulipisme, dit « S + 7 ».
« ... prendre un texte, littéraire ou non, et remplacer chacun des substantits (S) de ce texte par le septième substantif qui le suit dans un  lexique donné. On peut évidemment déduire de cette formule toutes sortes de variantes non moins fécondes, par exemple « S-5 », « A (adjectif) +/- 4 », « V (verbe) +/- 6 », etc. [...] Queneau, quant à lui, est l'inventeur de la technique dite de « littérature définitionnelle » [...]. Soit une phrase matricielle : on substitue à chacun des termes signifiants de cette phrase sa définition telle que la procure un dictionnaire. Ainsi, " le chat a bu le lait " devient, après un seul " traitement définitionnel " : " le mammifère félin carnivore digitigrade domestique a avalé un liquide blanc d'une saveur douce fourni par les femelles des mammifères ".
Les travaux de l'OuLiPo offrent ainsi un mélange unique d'esprit de système, d'humour et de charme poétique. Ils ont le mérite de nous rappeler, sans avoir l,ai d'y toucher, que les plus grands chefs-d’œuvre sont fondés sur des règles du jeu contraignantes et un tantinet absurdes. Mais l réussite qui en découle transforme cette absurdité en nécessité. Chaque écriture est une combinatoire, plus ou moins rigoureuse, plus ou moins avouée, et la phraséologie du génie, de l'inspiration, n'a d'autre fonction, des romantiques aux surréalistes, que de camoufler cette réalité « cuisinière » pour mieux sacraliser les œuvres et leurs auteurs. »
On lira avec beaucoup de plaisir, de Raymond Queneau, justement, les Exercices de style (qui constituent l'essentiel de l'Oulipo Show).


(1) Dictionnaire des écrivains de langue française, Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty et Alain Rey, Larousse (2001)

lundi 24 octobre 2011

Le grand orchestre

Jacques RÉDA, Le grand orchestre, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, mai 2011 (116 pages).

Après le Jacques ABEILLE, j'ai ressenti un désir de légèreté, je crois que ce bref livre de Jacques RÉDA, auteur que j'aime beaucoup, fera bien la transition.

Présentation de l'éditeur :

« Alors je suis retourné chez Duke, et ça s'est aussi bien passé que lorsque Hodges et Coolie ont reparu après quatre ou vingt ans d'escapades. Duke était un vrai grand seigneur. Il n'a jamais eu de domestiques : ses musiciens devenaient ses pairs. Sans fortune, il payait de sa poche la location des studios où, en plus de toutes ses tâches, l'orchestre jouait pour lui. Et ils n'étaient plus à chaque fois qu'un seul amoureux qui fait resurgir sa Béatrice. Ma place était chez eux. 
Maintenant que je me trouve de nouveau seul dans la coulisse, avec mon trombone élégiaque et le programme inutile de mes souvenirs, je n'attends plus que la mienne réapparaisse, puisque c'est moi qui serai parti. Je ne connais plus que l'attente motrice qui est le fondement du rythme, et j'écoute l'orchestre qui redémarre après quelques drus, hardis accords du piano. »

J'aime bien, déjà, l'incipit :

« C'est d'une manière tout à fait subreptice que je suis entré comme auditeur d'abord stagiaire dans l'orchestre de Duke Ellington : un dimanche, il me semble, du printemps de 1947, soit un peu avant ou après, peut-être, à des milliers de kilomètres de notre Île-de-France encore provinciale, d'une version de Sophisticated Lady pour la série patriotique dite V-Disc.

Jacques Abeille

Écoutez Jacques ABEILLE parler de lui et de son œuvre dans l'émission de France Culture Du jour au lendemain. Il parle aussi, très bien,de Bordeaux et des Jardins statuaires. Comme quoi une simple courge peut appeler un merveilleux monde.

vendredi 21 octobre 2011

Ménage

La DURAS entre dans la Pléiade et ma bibliothèque (de quelle figure de style s'agit-il là cher lecteur ?), j'en profite pour en extraire les anciennes éditions, que j'apporterai à la bouquinerie (les prendra-t-on seulement ?) : comme chantait BRASSENS « Place aux jeunes en quelque sorte. »

En sortira aussi La vie est brève et le désir sans fin de Patrick LAPEYRE, fort vanté l'an dernier, que je n'avais que médiocrement apprécié. Mais noté quelques passages dont celui-ci -- prémonitoire ? :
« Ils pourraient se séparer, mais ils continuent à vivre ensemble, sans doute parce que dans leur confusion émotionnelle ils ont besoin d'ordre -- même si chacun d'eux a son ordre à lui -- et qu'ils ne redoutent rien tant que de voir leur vie livrée au chaos et à la dispersion.
Aujourd'hui le compromis tient toujours.
Les couples -- le leur, en tout cas -- ressemblent souvent à des organisations incohérentes, alors qu'ils sont en réalité une alliance d'intérêts bien compris. »

Citation

De la DURAS, forcément, d'elle on a parlé et parlera.
« Elle lui a dit aussi qu'elle savait qu'il ne pouvait pas encore comprendre ça qu'elle lui disait mais qu'elle ne le savait pas au point de se taire. L'enfant écoutait tout. Tout il écoutait, cet enfant. » Yann Andréa Steiner, P.O.L.

Le commentaire de Michel BRAUDEAU, dans sa critique du MONDE : « nous pas tout n'avons compris, c'est sûr. »

Marguerite Duras - Newsletter du Magazine Littéraire

On n'y échappera pas, Angelo RINALDI doit se tortiller sur son fauteuil d'Immortel, là voici, oui, c'est ça, pléiadisée, la folle de la côte normande. Les deux premiers volumes sont déjà commandés chez mon libraire : et pourtant nulle autre ne provoque chez moi un sentiment amour/rejet aussi vif.

Marguerite Duras - Newsletter du Magazine Littéraire

Les jardins statuaires

Jacques ABEILLE, Les jardins statuaires, dessins de François SCHUITEN, Éditions Attila, Paris, 2010, première édition aux éditions Flammarion en 1982 (473 pages).  

Les chats sont des êtres d'habitudes, ils n'en changent que rarement. J'ai donc remarqué le nouveau rituel institué par le chat Ludo quand il vient me rejoindre sur le canapé de lecture.

Dès qu'il m'y voit bien installé, je le vois s'approcher, et, avant que d'y sauter, entreprendre une série de circonvolutions autour du meuble, tel les Hébreux de Josué tournant autour de Jéricho,en poussant à l'occasion un miaulement rauque dont la stridence ne laisse pas de m'étonner.

Je poursuis donc, avec délectation, la lecture du roman de Jacques ABEILLE approchant maintenant de la conclusion. Il n'en demeure pas moins que j'ai éprouvé hier, le reprenant, le sentiment qu'il me restait encore cent pages à lire et la joie qu'il en résultait. Serait-ce un livre magique -- c'est, par ailleurs, un peu comme la Recherche un livre qui est en cours d'écriture -- dont le récit s'écrirait au fur et à mesure de la progression de la lecture ?

Nous avons aimé - Le Testament de Melville, d'Olivier Rey - Newsletter du Magazine Littéraire

Nous avons aimé - Le Testament de Melville, d'Olivier Rey - Newsletter du Magazine Littéraire

J'attends impatiemment que ce livre arrive à la bibliothèque, donc j'avais beaucoup aimé, il y a déjà quatre ans, l'essai intitulé Une folle solitude -- Le fantasme de l'homme auto-construit où l'auteur voyait dans l'orientation des poussettes -- l'enfant étant tourné ou vers l'avant ou vers l'arrière -- une métaphore de l'homme contemporain.

mercredi 19 octobre 2011

Sombre clarté

« La plupart des contrats utilisés au Québec proviennent de modèles anglo-saxons traduits et adaptés. Rédigée dans un style complexe, la clarté de la langue y est souvent absente. » Le Journal du Barreau, 9 octobre 2011, page 9.


Loin de moi l'idée de m'ériger en censeur d'écriture, mais quand je lis telle phrase, mon sang ne fait qu'un tour. Et dans un texte sur la lisibilité encore ! Un tel amphigouri : l'adjectif qualifiant le sujet on a donc une clarté rédigée... De plus le « y » n'a aucun sens.


dimanche 16 octobre 2011

Jardins statuaires

Jacques ABEILLE, Les jardins statuaires, dessins de François SCHUITEN, Éditions Attila, Paris, 2010, première édition aux éditions Flammarion en 1982 (473 pages).

Voici plusieurs semaines que j'accompagne, à pas mesurés, le narrateur dans son exploration du pays des jardins statuaires, dont je ne saurais trop vous conseiller la lecture. Voici un roman -- grâce soit rendue au libraire qui me l'a conseillé, et fait découvrir son auteur -- qui vous fera échapper à l'agitation du monde littéraire de l'automne. Oubliez les prix et infarctus littéraires de la saison et partez en voyage (en toute sécurité, sans craindre nulle arnaque et pièges à touristes).

Pour l'heure, je n'en dirai pas plus.

T'as d'beaux yeux - Atmosphère

Dans la foulée de l'article Avec ces yeux-là j'ai pensé utile de reproduire l'extrait du film Quai des brumes qui n'a pas peu contribué à la légende de Michèle MORGAN. Un ami, récemment de passage à Paris, croyait que cette phrase provenait du film Hôtel du Nord et nous a envoyé une photo de la façade de l'hôtel en question. Mais c'est pour une autre phrase que ce film est connue : Atmosphère, atmosphère.








Rédigé sur mon iPad.

lundi 10 octobre 2011

Domestique chez Montaigne

Michel CHAILLOU, Domestique chez Montaigne, L'imaginaire - Gallimard, Paris, 1982 (277 pages).

Présentation :
« Septembre 1980, sud-ouest de la France, une cloche qui tinte. C'est dimanche dans un village, beaucoup de touristes entre les collines couvertes de vignes. Quelqu'un s'interroge, une pancarte indique: "Château de Montaigne". L'homme vient-il ranimer des souvenirs scolaires ? Il hésite, de la fameuse tour au cabaret, à l'église. Que cherche-t-il ? A travers une intense pérégrination géographique, historique, littéraire, sentimentale, il s'abandonne à sa mémoire comme un ivrogne. Il visite, marche, s'identifie à l'air qu'il respire, au vin bu, aux gens d'aujourd'hui, d'hier. Ces paysans traînent la savate derrière leurs ancêtres, va-t-il les écoutant finir par baiser sur la bouche Montaigne ? Quel souci le hante ? Il semble connaître les gardiens du château. Quel roman l'attache à ces remparts ? à l'entrée dite à chicane ?
Le lecteur est invité à chausser des bottes de quatre siècles. Il vit simultanément l'actualité du village, un 23 septembre (date anniversaire du mariage de Montaigne, et à dix jours près celle de sa mort), et les années de troubles d'autrefois, 1980 s'efface devant 1580, 1581. Montaigne revient d'Italie, nous revenons de quoi ?
Témoigner de ce qui a pu être vécu en ces lieux, s'adonner à une fiction où des figures se forment et se défont au gré de variations infinies, tel paraît être le propos de l'auteur qui, à sa façon, par de singuliers détours, retrouve quelque chose de la démarche des Essais. »
Un livre qui, cher lecteur, ne contredira pas ma réputation d'amateur de textes difficiles, non qu'il le soit, mais il est tellement plus aisé de donner dans les lieux communs, surtout s'agissant de réputation, au lieu de se risquer à, allons-y d'une métaphore facile, sortir des sentiers littéraires battus : vivement la facilité; d'autant plus que telle critique déconseille de le lire dans le métro -- tout est dit.

En bref, cher lecteur,qui souhaite te distraire, ne lis pas Domestique chez Montaigne de Michel CHAILLOU, il doit bien y avoir un ou deux NOTHOMB ou autre texte à grand tirage qui traînent sur les étals des marchands de livre.

Si, toutefois, tu échappes à la précipitation du jour, et peux laisser éteinte la lucarne aux images, vas-y lentement, oublie tes idées sur le récit et la narration, et entre dans ce voyage dans une langue qui te conduiras à Montaigne et chez Montaigne.

Pour te donner une petite idée de ce qui t'attend, voici les premiers paragraphes :
« Toux, noir, fond de commode, d'armoire, fond, sac peut-être ? Toux, comme un raclement de sabots tiré hors d'hiver.
   Pénombre, s'accoutumer. Une chose bouge, craquements. Le bruit fait le chien, renifle. Quatre pattes d'une table, nuit très haute, attachée à l'oeil-de-boeuf. On dirait que l'instant s'épouille.
   Flamme, main qui protège, clair d'un visage. Plus rien, noir encore, juron, autre allumette. Homme la cinquantaine incandescente, rides, tignasse, vague chemise, torchon des jambes nues, poils, posture accroupie, assiettes, chandelle, pommes, poires à moitié rognées, carpette, nature morte au bas d'un lit, couleur qui brûle, panorama de pieds de chaises.
   Il se relève, enfile un caleçon long, dérobe au passage un vit presque grand veneur, tousse, veut cracher.
   Crache, expectore son âme dans l'évier, ouvre le robinet, le gaz, prend une casserolle, la remplit. Se désintéresse de la suite, machinerie qu'il enclenche tête vers la bougie fichée sur une soucoupe à l'angle du buffet.
   Il rêvasse, la planète s'équilibre, neige bloquée aux antipodes. Quelle heure ? Cinq ? Six ? Davantage ? Le jour ronge le bas des volets. »

mercredi 5 octobre 2011

Citation : La Plaisanterie

J'ai mis en ligne mon article sur La Plaisanterie un peu trop vite; voici donc un passage qui me semble important :
 « Quand les camarades jugèrent que mon comportement et mes sourires sentaient l'intellectuel (autre péjoratif célèbre en ce temps), j'en arrivai finalement à les croire, incapable que j'étais d'imaginer (c'était au dessus de mon audace) que tous les autres pouvaient se tromper, que la Révolution elle-même, l'esprit du temps, se trompait, tandis que moi, individu, j'avais raison. Je me mis à surveiller quelque peu mes sourires, et ne tardai pas déceler au-dedans de moi une mince fissure qui s'ouvrait entre celui que j'étais et celui que (selon moi) je devais et voulais être. »
Le roman de KUNDERA est écrit au milieu des années soixante, mais le fait à l'origine du titre se passe peu de temps après la prise du pouvoir par les Communistes à Prague en 1948. La remarque sur la qualité d'intellectuel est toujours, hélas, et plus que jamais, actuelle. De même que le passage sur la force de l'opinion publique sur l'image de soi : je vous renvoie, à cet égard, au livre d'Alain EHRENBERT, L'individu incertain.

La Plaisanterie

Milan KUNDERA, La Plaisanterie, in Oeuvre volume I, Préface et biographie de l'oeuvre par François RICARD, Bibliothèque de la Pléiade n° 567, Gallimard, Paris, 2011 (1479 pages).

Je n'ai que peu de discipline, et me laisse volontiers glisser sur ma pente naturelle à la procrastination. Témoin, cet article sur La plaisanterie que je remets incessamment au lendemain depuis un bon mois. Je me laisse grignoter les jours par ces petits aléas du quotidien, sans compter ce travers du butinage informatique : à croire que je m'assimile à mon fureteur, Firefox, et, succédant aux zappeurs du téléviseur, serais devenu un inconstant de la virtualité. Certes, tout n'est pas que tu temps perdu -- me mettrai-je un jour à sa recherche ? car je trouve, de journal en dictionnaire, de commentaire en critique de quoi y faire mon miel : ceci pour la lecture. Et pour l’ouïe, les podcasts, qui amènent à leur tour leur lot de clics. Oui, je suis devenu la souris : un agité du clic, et ma pile « d'à lire » ne diminue pas beaucoup.

Retour sur KUNDERA et La Plaisanterie (voir Le malentendu de la plaisanterie) dont l'entrée dans le monde littéraire parisien fut concomitante de celle dans la capitale tchécoslovaque des chars du pacte de Varsovie. Au grand dam de l'auteur, mais comment -- et pourquoi -- faire taire les trompettes de la renommée ? Quelques décennies plus tard, il est désormais loisible au lecteur de lire ce très bon roman pour ce qu'il est, et non pour ce qu'on voulait croire qu'il était : une grande œuvre.

Tenant que le style n'est pas une manière d'écrire, mais de représenter le monde, on découvre, sur sept partie et quatre personnages principaux, une vision d'un monde où l'enthousiasme d'une Révolution qui se cherche ne trouve que la cruauté de la rumeur et où l'invention de l'Homme nouveau ne fait pas l'impasse sur la mesquinerie des intérêts de l'individu.

Scripta manent regrettera Ludvik qu'une carte postale envoyée par dépit conduira aux travaux forcés et changera le cours de la vie -- voilà pour l'intrigue. Mais, contrairement à ce que l'on aime à croire, le roman ne se résumant pas à son histoire, sinon en quoi se distinguerait-il de la relation enjolivée d'un fait divers ? on ne peut que constater le pessimisme qui se dégage de celui-ci: à quoi bon ? (on me pardonnera cette digression, je sors à peine du MALRAUX de L'Homme précaire et la Littérature). Surprenant chez un auteur alors si jeune, quoiqu'il n'y a pas d'âge pour voir la vie en noir, ou plutôt ne pas se complaire dans une vie en rose aussi romanesque que fantasmée. Bref, citation latine pour citation latine, et pour résumer à l'extrème, le lecteur passe du Scripta manent  au vanitas vanitatum et omnia vanitas de la Vulgate. Tout passe, en effet, et le lecteur sera en mesure de le constater avec l'une des chutes du roman.

Bonne lecture -- une fois que vous aurez fini votre petit quart d'heure avec le nouveau NOTHOMB.

samedi 1 octobre 2011

Voix

Thomas BERNHARD, Extinction, adaptation de Jean TORRENT, lecture pas Serge MERLIN, réalisation Blandine MASSON et Alain FRANÇON au Théâtre Prospero dans le cadre du Festival international de littérature.

Je n'ai rien à ajouter aux commentaires élogieux déjà reçus par la lecture de l'adaptation du dernier roman du romancier autrichien Thomas BERNHARD. Sauf à vous faire part d'une observation fruit de ma réflexion sur celle-ci.

L’œuvre  est d'autant plus puissante qu'elle est portée par une voix. Serge MARLIN joue de celle-ci comme d'un instrument qui va du pianissimo au fortissimo, une voix qui murmure puis qui rugit selon le sens que le comédien veut donner au texte. Une voix qui, en outre, s'appuie sur le silence pour créer une atmosphère de tension à laquelle il est impossible d'échapper : une fascination auditive, en quelque sorte.

Je fréquente régulièrement les diverses scènes de Montréal, une bonne vingtaine de pièces par année, bon an mal an, et je ne me souviens pas d'y avoir, depuis longtemps, entendu une voix. Je ne voudrais pas donner dans la nostalgie de l'insupportable « dans mon temps », mais qui, chez nos comédiens, succède aux voix de la génération qui est montée sur les planches dans les années cinquante, la dernière à avoir été formée avant la télévision ? Les voix des ROUX, MILLAIRE, GROULX, LACHAPELLE, FAUCHER par exemple. J'en viens à me demander si l'habitude du microphone n'a pas fini par tuer la voix chez nos comédiens. Chacun sait qu'il est impossible pour eux de ne se consacrer qu'au théâtre et que le recours à la télévision et au cinéma leur permet de vivre décemment. Mais je crains que nous n'en payions le prix. Or en France, d'où Serge MARLIN est originaire, il est possible, il en est la preuve, pour un comédien de ne vivre que du théâtre.

Je me demande en outre si la voix n'est pas, victime de l'amplification, également victime de la préséance du metteur en scène. Tenez par exemple la réclame du Théâtre du Nouveau Monde pour la saison en cours : Yves DESGAGNÉ raconte L'École des Femmes un histoire de Molière. Ce qui me semble révélateur d'une certaine pipolisation du rôle du metteur en scène : c'est lui qui nous compte une histoire; pas Molière. Il me semble que le théâtre, de plus en plus spectacle, privilégie le visuel dans la représentation au détriment du texte, lequel n'est plus guère porté que par des voix interchangeables, c'est désormais le visuel qui fait sens, et non plus le son.

La lecture d'hier me le fait regretter.