mercredi 30 janvier 2013

Regardez la neige qui tombe - Impressions de Tchékhov

Roger Grenier, Regardez la neige qui tombe - Impressions de Tchékhov, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, 1992 (244 pages).

Je poursuis sans discontinuer, les deux recueils demeurant sur ma table de nuit (celle de droite), la lecture des récits de Tchékhov, entreprise à la fin de l'année, qui ont, à leur manière, adouci les longues journées où une contrariante succession de rhumes m'a contraint à rester chez moi. C'est que l'on a le luxe, comme certains pour leurs résidences, d'avoir des lectures principales et des lectures secondaires, que l'on visite de temps à autres, ou, comme en l'espèce, en tant que de besoin, tant je ne suis pas éloigné de croire que ces récits constituent aussi bien que le bouillon de poulet un viatique favorable à la prompte guérison de coryza.

Une clarification s'impose sur le titre, ce n'est pas la phrase romantique que l'on pourrait croire, en fait, tirée de la pièce Les Trois Soeurs, elle ironise, avec un certain pessimisme, sur le « sens » de la vie : « Le sens ?... Tenez, regardez la neige qui tombe, quel sens  ça a-t-il ? » Et Grenier conclut, lui-même très tchékhovien : « Dans les siècles à futurs, il sera toujours aussi difficile de mourir, sinon de vivre. Et la vie restera tout aussi incompréhensible. »

Davantage qu'une biographie, les brefs, mais très bien documentés, chapitres de Grenier, sont autant d'instantanés tirés pour l'essentiel de citations des œuvres de Tchékhov et de sa correspondance ou encore de souvenirs des personnalités -- auteurs, metteurs en scène, comédiens -- qui l'ont connu et sont très révélateurs de son caractère et de sur son idée de l'écriture :
« Les nouvelles, les romans, sont une chose paisible et sacrée. La forme narrative est une épouse légitime, le théâtre une amante sophistiquée, tapageuse, insolente, épuisante... La médecine est ma femme légitime et la littérature ma maîtresse. Quand l'une m'ennuie, je couche chez l'autre. »
Tchékhov ne croit pas plus au bonheur : « J'ai ouï dire que Mme S. est infiniment heureuse... Oh ! la malheureuse ! » qu'au grands sentiments comme source de l'écriture : « ... un homme de lettres n'est quand même pas un confiseur, un parfumeur, un amuseur... Il est comme n'importe quel vulgaire correspondant de presse. Que diriez-vous si un journaliste par dégoût ou par désir de faire plaisir à ses lecteurs, ne parlait que des maires honnêtes, de dames sublimes et de vertueux employés des chemins de fer ? Rien sur terre n'est impur pour les chimistes. Il ne faut se mettre à écrire que lorsque l'on se sent froid comme de la glace... un style de procès-verbal, sans mots plaintifs. »
« Il faut montrer la vie non telle qu'elle est, ni telle qu'elle doit être, mais telle qu'elle doit nous apparaît en rêve. » La Mouette
Grenier résume ainsi la dramaturgie de Tchékhov :
« La moindre de ses créatures se débat entre l'impossible, l'à quoi bon, le trop tard. Lorsqu'ils ont constaté la vanité de la philosophie, les personnages se remettent à parler de n'importe quoi. La construction des pièces est invisible. Ce théâtre est sans action, ou tout au moins sans péripéties. Il semble fait de l'heure qui passe, de choses tues, d'un peu de musique. Parfois un coup de pistolet vient briser le silence. Ce n'est pas un dénouement. [...]

Chaque instant semble raté. Leur succession laisse un dégoût d'inaccompli qui est le vrai sujet. Aussi ce théâtre donne-t-il plus qu'un autre l'impression du temps qui s'écoule. On sait que rien ne va changer, que tout va se répéter. Éternellement, on parlera de l'avenir sans y croire, après avoir pleuré sur le passé. »
Paradoxalement, Tchékhov, qui n'était pas dépourvu d'humour, a toujours eu l'impression que son théâtre donnait davantage du côté de la farce que de la tragédie, avis qui a entraîné de vives discussions avec ses metteurs en scène : « Il donne des cauchemars aux dramaturges et aux metteurs en scène parce que, chez lui, la limite entre le grave et le léger, le comique et le tragique, est imperceptible. » Grenier recourt à une comparaison qui en surprendra plus d'un : il affirme que c'est dans le cinéma de Woody Allen (je rappelle que le livre date de 1992, période de la maturité du cinéaste...) qu'on trouve l'atmosphère la plus proche de celle de Tchékhov : « Il tourne en dérision les modes, les manies, la sottise de la société contemporaine. Mais, au cœur de ce monde qu'on n'a pas envie de sauver, et bien que partageant la même vie idiote, un être, incarné en général par Mia Farrow, se débat dans l'angoisse et on cesse de rire. »

Ultime citation pour clore cet article, du romancier italien Elio Vittorini, tirée de son Journal en public (1957) : 
« Il y a toujours eu un Tchékhov, aux grands moments de l'une littérature, quelqu'un qui renonce au roman et à toute forme de représentation ou d'interprétation (explicite) de son époque, pour toucher jusqu'au fond les âmes isolées des vaincus de son temps, isolées par le désarroi et la tempête. »
Pour l'heure, c'est la pluie qu'on peut regarder tomber sur Montréal...

vendredi 25 janvier 2013

Adolescence

Alexandre VIALATTE, La complainte des enfants frivoles, Le dilettante, Paris, octobre 1999 -- 2012 pour la version électronique ( 256 pages).

Cher Vialatte, comment ai-je pu en 1999 laisser passer ce premier roman, publié à titre posthume, qui vient d'être repris il y a quelques mois sous format Kindle ?

Voici un délicieux contrepied aux récits de Tchékhov en compagnie desquels je suis passé d'un an à l'autre, et dont certains d'entre vous, chers lecteurs, redoutaient -- à tord -- qu'ils ne me portent à de bien moroses délectations, et par délicieux, j'entends cette prose si particulière où le nom épouse le qualificatif le plus inattendu, sans danger de mésalliance, et où l'adverbe, chose rare, pétille son verbe.

Une histoire de collège, une petite ville d'Auvergne, un peu le bout du monde, où le narrateur revient. C'est après la guerre, celle qu'on appelle déjà la Grande, sans savoir qu'une autre est en gestation. Les Allemands sont toujours méchants, ainsi l'affirment les vieilles personnes, dont chacun sait qu'il faut éviter de changer brutalement les opinions, et Baudelaire un poète très immoral, qui, chacun le sait aussi, écrit des pièces que l'on joue, à Paris, avec des femmes nues. C'est encore le temps de l'éclairage au gaz, des premières cigarettes à quinze ans et d'une lenteur toute urbaine :
« Entre tous, le souvenir du vieux collège, posé en pleine campagne sur une butte rustique, parmi des marronniers imposants, m'obsédait comme un décor de Shakespear où il se passe des choses insolites et désespérées. [...] Tout était vide. Blaise Pascal, rôti par le soleil, tenait toujours son doigt sur un gros livre, comme un contrôleur des légendes enfantines, un vérificateur des mythes périmés. [...] Il y avait toujours ... ce même pissenlit téméraire dans l'angle de l'escalier du jardin. Je lui fus reconnaissant de cette persistance comme d'une attention voulue à mon égard. Le crépuscule intervint doucement avec une lune d'argent, usée comme un vieux bijou de famille, sur un ciel cérémonieux. »
Et comme dans une pièce entreront tour à tour les très réels fantômes du passé  : Jérusalem, Lamourette, Gabrielle -- qui s'appelait Prim, Balèze, Karl Marx « Au nom de tous ces grands Latins... », M. Schmitt, le professeur d'allemand à l'accent du Midi, un nouveau professeur, le Dr Quinquandon, lecteur à l'université de Berlin, les rendez-vous de 4 heures sur les rives de la Dore, les amours... et puis après, plusieurs mois après, la remise des prix d'excellence...

Bref, cela se lit comme on boit un prosecco; mieux encore, cela se lit avec un prosecco. Le hasard a voulu que le bref roman de Vialatte suive le Lorenzo -- au si fragile papier -- de Jean Basile, voisin par le sujet, les brefs moments de la vie, quelques mois, quelques années, empreints de certitudes et d'illusions, qui marquent la frontière entre l'adolescence et l'âge adulte. Écrits par des hommes encore jeunes, mais qu'une génération sépare, d'une écriture effervescente chez le premier, plus appliquée chez le second, ils témoignent l'un et l'autre d'un monde qui n'est plus, mais auquel nous avons pu toucher et évoquent, comme dans la chanson de Trenet « une photo, vieille photo de ma jeunesse », nos propres années de collège, elles aussi envolées, mais si précieuses.

Présentation :
« Cette complainte à multiples couplets que nous fredonne cet enfant frivole de Vialatte est un lâcher de senteurs : effluve de l'encre, parfum de l'éponge, odeurs de préau. Vialatte vous vend la fragrance du passé dans un grand flacon qui a la forme d'un pupitre. Son âge d'or est fait de rentrées des classes, d'automnes à recoins mystiques où se troquent de minces secrets enrobés dans du papier d'argent, de pèlerines à l'abri desquelles se trament les contrebandes enchantées de l'enfance. Vialatte n'a jamais réellement déserté le préau aux sortilèges et cette complainte qu'il moud tel un très vieil orgue de barbarie sonne comme une récréation éternelle. »

La Vie des idées

En vrac, ces renvois vous ouvrent trois articles fort intéressants de la précieuse revue La vie des idées. Le Nouvel An est le temps, dit-on, des résolutions, en prendre ne coûte rien, les tenir, en revanche... pour moi, 2013 sera, outre Proust, je l'ai déjà écrit, consacrée à Aragon, chez qui je cherche à entrer depuis un bon moment déjà, dans son œuvre romanesque j'entends. J'ai toujours en mémoire l'émission de 1969 du Sel de la semaine où le charmant vieillard avait séduit son public; j'en ai encore la transcription, dans un petit volume publié aux Éditions de l'Homme...

La vacuité, un vide plein d’effets - La Vie des idées

La République du désaccord - La Vie des idées

Aragon, monument national - La Vie des idées 

jeudi 24 janvier 2013

A.D. 2013, numéro UN

Du côté de chez Swann, le centenaire.

Vous n'y échapperez pas, autant vous prévenir, 2013, année de mes soixante ans, sera, sinon proustienne, en tout cas vouée à Marcel Proust : c'est en effet à l'automne 1913 que parut le premier volume de la Recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann.

L'année s'est donc ouverte le 8 janvier avec le cours donné, au Collège de France, par Antoine Compagnon : Proust en 1913, cours accessible, vidéo ou audio, sur la page de l'institution et, éventuellement, je l'espère, en podcast.

Et aussi : Lire et relire Proust, le programme des séminaires accompagnant les cours, et la liste des invités.