lundi 27 août 2012

Limbes II

Thierry LAGET, À des dieux inconnus, L'un et l'autre - Gallimard, Paris, mars 2003 (151 pages).


Limbes ? Cette période qui s'étire depuis la date de la mort de S. et celle, encore à venir, de son inhumation. « Sans souffrance », s'agissant du séjour des justes morts avant la rédemption, pour moi, période grise, sans souffrance, mais de doute et d'incertitude. Naguère, l'affaire était bouclée en une semaine au plus; mais depuis la popularité de l'incinération, le corps escamoté, plus rien ne presse, on peut songer à l'agenda, à ce qui convient le mieux, se donner le temps de faire durer l'entrée dans le deuil. Étrange : alors qu'elle vit de plus en plus dans l'instant, l'argent c'est du temps, l'époque se donne celui de faire durer la mort, mais sans le mort.

Place, en conséquence, à la réminiscence, et, en dépit du peu d'allant, à la lecture. Deux Laget (le second, au prochain épisode), auteur doublement discret, on ne le voit pas sur les tribunes du milieu, et par son écriture. Cet amateur, et éditeur, de Proust nous ravit d'une prose délicate et érudite, je vous invite à vous abandonner à ce ravissement, pas de plus beau voyage, que ce livre fait de livres, de lecture et de lecteurs. Selma Lagerlöf -- l'a-t-on étudiée, ou simplement lue ? Baudelaire, Virgile et son tombeau, l'Arioste et tant d'autres, un libraire -- que serait la vie sans libraire ? et une bibliothèque. Sans oublier le livre lui-même -- « en tant qu'objet » pourrait-on écrire si l'on donnait dans la pompe : s'agissant d'une belle édition reliée des Fleurs du mal et de celle de la collection de poche de Gallimard :
« Si j'éprouvais un plus grand bonheur à lire Baudelaire dans le livre relié, c'est que les vers s'y comportaient différemment. Trop longtemps contenus dans leur hermétique étui, à peine libérés, ils se dilataient dans mon âme, l'emplissaient, la saturaient, la gonflaient, n'y laissaient subsister aucun interstice qui ne fût comblé d'eux. À l'inverse, trop léger, le livre de poche et son papier trop tôt jauni, trop vite cassant, exhalaient de ces vers qu'on ânonne en classe, sans les comprendre et sans les posséder, de ces strophes numérotées qui doivent s'égrener "avec le ton" sans qu'il en manque aucune. »
Voyage qui finit à Athènes avec ses temples qui n'étaient « voués à personne, ... ou plutôt dédiés à tout » des temples pour tous les cultes. Depuis les monothéismes ont sévi, avec leur dieu aussi jaloux et assassin qu'il est unique : crois ou meurs et autres hors de l'Église, point de salut. Nous avons des flammes pour les soldats inconnus, Athènes, hospitalière, avait ses autels « au dieu inconnu ». Dieu inconnu qu'utilisera le rusé Paul de Tarse pour annoncer Christ, ce dieu qu'adorait, prétend-il, sans le connaître la cité hellène.

Paul de Tarse, dont une des lettres, aux Corinthiens, sera lue pendant la messe de funérailles.

Funérailles : on redoutait le pathos, surtout pour la messe, ce fut touchant, avec les bonnes paroles pour qui a la foi, s'entend . Il n'empêche, la lecture de l'évangile de Jean sur Lazare donne à réfléchir, même au mécréant (je ne me vois pas athée, qui ne suis pas sans dieu, mais n'y crois pas autrement qu'à un mythe). Ma première mort, en quelque sorte, et mes premières funérailles, car s'agissant d'elle, il s'agissait de moi, le survivant : je deviens son tombeau (paraphrase de Malraux).

Malraux : « L'homme est né lorsque pour la première fois, devant un cadavre, il a chuchoté : Pourquoi ? ».  Très efficace le truc catholique de la vie éternelle, du corps glorieux évite de se poser cette question. Mais alors, que signifie « Laisse les morts enterrer leurs morts » (Luc 9, 59-62) ?

Moment proustien : j'aurai vécu ma matinée chez la princesse de Guermantes, connue aussi comme Le bal de têtes. Avant les funérailles à proprement parler, parents, amis et connaissances arrivent en nombre rencontrer la famille immédiate dans ce lieu de circonstance qu'est le « salon », mornement aseptisé et efficacement anonyme. Tel cousin, vu pour la dernière fois à l'adolescence, apparaît réincarné en son père, brouillant l'image du souvenir, étrange métamorphose, même la voix y est. Coïncidence, il porte le même prénom que le narrateur.

Présentation :
« J'écris pour comprendre comment la réalité se forma d'abord en moi, comment elle y prit consistance, comment elle me forma. J'écris pour que mon regard d'alors me rejoigne ici. De tous ces murs de Clermont, pas un ne m'éblouit comme ce pauvre mur décrépi, bruni, tanné, confit par les neiges, les soleils, les fumées, que je dessine en ma mémoire, au millimètre près, mais que je n'ai jamais pu retrouver sur place. L'image est à la fois négligeable et parfaite : elle doit avoir un sens. Je le cherche. »
Du même auteur : Bibliothèques de nuit et La lanterne d'Aristote

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