mardi 18 décembre 2012

L'herbe des nuits

Patrick MODIANO, L'herbe des nuits, Gallimard, Paris, octobre 2012 (178 pages) également disponible en version électronique.

Dannie, Paul Chastagnier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, Rochard, dit « Georges  », les toquards de l'Unic Hôtel, rue du Montparnasse, quand les gratte-ciel n'existaient pas à Paris. En 1964. Et aussi Mme Dorme, d'autres noms encore : Mireille Sampierry, Jeannine de Chillaud.

J'aurais aimé les rencontrer et, moi aussi, tenir autrefois -- ce que je fais maintenant -- un carnet noir, comme Jean, le narrateur, carnet où il consulte ses notes bien longtemps après les y avoir consignées. Notes marquant tel ou tel fait, le plus souvent de petits détails -- un nom, une adresse, un numéro de téléphone, une phrase « Quand j'ai débarqué à Paris à la gare de Lyon... » --, dont on souhaite se souvenir, une preuve de notre existence --, car on sait que l'on oubliera, et dont la lecture fera surgir, parfois des pans entiers, le plus souvent, hélas, que fragiles débris, d'une vie engloutie, égarés entre réminiscence et oubli, dans cette zone grise, comme les quartiers périphériques de la ville, de la mémoire. Il ne s'agit pas de temps retrouvé, car celui-ci demeure définitivement, et irrémédiablement, perdu, mais d'un fragment de temps immobile et perpétuel vécu par nous, mais comme s'il l'avait été par un double de soi, un soi d'autrefois, rappel de ce temps révolu, mais qui, le plus souvent à notre insu, nous a marqué à tout jamais. Et l'on se demande, dubitatif, comme le narrateur, si, oui ou non, l'on n'a pas rêvé...
« Il me semble aujourd'hui que je vivais une autre vie à l'intérieur de ma vie quotidienne. Ou, plus exactement, que cette autre vie était reliée à celle assez terne de tous les jours et lui donnait une phosphorescence et un mystère qu'elle n'avait pas en réalité. »
... une phosphorescence...

Ne nous y trompons pas : rien de proustien chez Modiano, chez qui le souvenir n'est jamais fortuit qui survient comme, au cinéma, apparaît une silhouette de la blancheur d'un blizzard et dont, peu à peu, se précise le contour et la couleur. Amenant autant de questions sur ce présent d'autrefois, autant de flocons de neige insaisissables, mais dont on parvient toujours à puiser, avec le souvenir, l'origine de notre identité. Et les réponses ?

Fragile, si fragile identité : quand une machine, un guichet automatique, vous assène, au lieu de billets, un ticket où il est écrit : « Désolé, vos droit sont insuffisants ».
« Je me répétais cette phrase et je dois avouer qu'elle me faisait monter les larmes aux yeux, ou bien était-ce le froid de l'hiver ? En somme, j'étais revenu au point de départ et, si les distributeurs de billets avaient existé vers 1964, la fiche aurait été la même pour moi : Droits insuffisants. Je n'avais à cette époque aucun droit ni aucune légitimité. Pas de famille ni de milieu social bien défini. Je flottais dans l'air de Paris. »
Puis reviennent un à un Dannie, Paul Chastagnier, Aghamouri, Duwelz, Gérard Marciano, Rochard, dit « Georges  », l'Unic Hôtel, rue du Montparnasse, et avec eux toute une vie.

Le voyage avec Modiano est souvent double : dans le temps -- ici les années 60, un peu des années 80, le présent --, dans l'espace, Paris, un Paris lui aussi dédoublé, sa morphologie ayant beaucoup changé en moins d'un demi-siècle.

Le narrateur, Jean, est devenu écrivain. Il l'était déjà, écrivain, en quelque sorte, mais avait perdu son manuscrit. Aujourd'hui, il se promène dans Paris, et il écrit toujours...
« Le temps est aboli et tout recommence : comme autrefois, avec le même genre de stylo et de la même écriture, je remplis des pages en consultant de nouveau les notes de mon ancien carnet noir. Il m'aura fallu presque une vie entière pour revenir au point de départ. »
S'il vous plait, lisez L'herbe des nuits; et quand vous l'aurez fait, relisez-le aussitôt. Pour ne pas oublier ce temps-là, et le temps de votre lecture. Si beau, ce temps de lecture.

Extrait :
« Je plaignais ceux qui devaient inscrire sur leurs agendas de multiples rendez-vous, donc certains deux mois à l'avance. Tout était réglé pour eux et ils n'attendaient jamais personne. Ils ne sauraient jamais que le temps palpite, se dilate, puis redevient étale, et peu à peu vous donne cette sensation de vacances et d'infini que d'autres cherchent dans la drogue, mais que moi je trouvais tout simplement dans l'attente. »

Présentation :
« "Qu'est-ce que tu dirais si j'avais tué quelqu'un ?" J'ai cru qu'elle plaisantait ou qu'elle m'avait posé cette question à cause des romans policiers qu'elle avait l'habitude de lire. C'était d'ailleurs sa seule lecture. Peut-être que dans l'un de ces romans une femme posait la même question à son fiancé. "Ce que je dirais ? Rien." »
 Post scriptum :

Le commentaire de Paris-Match par Valérie Trierweiler.

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